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Lucrezia. Tous la déclarèrent prude et honnête femme, étrangère à toute galanterie, voire (disaient quelques-uns) par trop réservée en son maintien, singulièrement âpre au pourchas, et montrant plus de sévérité que besoin n’était en certaines circonstances, à ce point que, cinq ou six ans auparavant, elle s’était brouillée avec sa mère pour quelque léger scandale qui avait effleuré le bon renom de celle-ci. Vainement depuis lors, à plusieurs reprises, cette pauvre dame, ainsi humiliée, avait tenté de se réconcilier avec sa fille, laquelle repoussait constamment avec une rigueur démesurée toutes les avances faites en cette intention : de quoi elle était blâmée par mainte et mainte voisine, mais généralement approuvée dans la riche bourgeoisie de son quartier et surtout dans le clergé de la paroisse.

Suit un long rapport de l’armurier Gualdi sur l’arquebuse ramassée auprès du cadavre, et qui a été l’instrument du crime. Cet engin ne sort d’aucun atelier padouan ou vénitien. On présume qu’il a été fabriqué à Milan. La lettre G incrustée, comme il a été dit, dans le bois de la crosse, semble prouver que cette arquebuse fut exécutée sur commande, et l’absence de quelques perfectionnemens de date récente démontre, ainsi que l’aspect général de l’arme, qu’elle a tout au moins vingt ans d’existence. Pour établir ceci, maître Gualdi se livre à une dissertation savante sur l’arco bugio à rouet, à croc, à serpentin, telle qu’on la fabrique en Italie depuis l’année 1476. Il explique aussi comment les arquebusiers espagnols, mieux armés que ceux de France, ont décidé, voici tantôt un mois, le gain de la bataille devant Pavie. Inutile, à notre sens, de le suivre dans ces détails techniques étrangers à l’affaire de Pasquale Ziobà, laquelle par la merci-Dieu prend une bonne voie pour l’accusé.

En effet, l’accusé a demandé à faire entendre bon nombre d’étudians ses camarades, et ces jeunes gens attestent tous que leur condisciple Ziobà était en leur compagnie sur la place Saint-Marc à l’heure où le crime a été perpétré. Il est bien établi qu’il les a quittés pendant quelques minutes ; il est également avéré que l’homme chargé de sonner l’heure à l’église dei Frari s’est trouvé ce jour-là un peu en retard sur ses collègues ; mais, pour franchir la distance qui sépare le palais Zeno des Procuraties-Neuves, où se tenaient nos étourdis, il faut au moins un quart d’heure, le double pour l’aller et le retour, et, à moins de supposer que l’accusé eût emprunté, pour les mettre à ses pieds, les ailes du dieu Mercure… Un des témoins a bien dit qu’en revenant auprès de ses compagnons Pasquale semblait fort échauffé ; toutefois, en ce temps de carnaval, presque tous ces jeunes gens en étaient là, et la gaîté de son visage, le joyeux entrain de ses discours, l’exubérance de ses épanchemens bavards, tout écarte de celui-ci le soupçon d’un meurtre