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portait son éventail, l’autre son livre de messe. L’ayant déjà remarquée, je l’accompagnais du regard, quand tout à coup, d’un magasin donnant sur la rue, sortit une autre dame d’âge plus mûr qui, barrant le passage à la première, lui demanda passionnément et d’une voix fort pitoyable qu’elle voulût bien l’écouter. La belle personne dont j’ai parlé, au lieu de se rendre à cette dolente adjuration, détourna la tête avec les dehors du mépris le plus endurci, disant à cette pauvre éplorée de ne pas l’importuner davantage, et comme, loin de lui obéir, la matrone en question continuait à se plaindre avec une véhémence toujours croissante, l’autre lui tourna le dos, les joues empourprées de colère. La dame âgée, prenant alors les passans à témoin de la honte qui lui était faite, nous informa, moi et les autres personnes présentes, que la jeune dame au cœur inflexible était sa propre fille ; elle ajouta qu’une affaire d’amour remontant à plusieurs années de là était le motif ou plutôt le prétexte du dédain que lui manifestait cette dénaturée. Ni l’absolution de l’église ni les preuves d’un vrai repentir n’avaient pu amender le ressentiment de cet orgueil implacable. Enfin, après force lamentations et pleurs à l’avenant, la pauvre mère, de plus en plus irritée, proféra une malédiction formidable sur l’enfant de ses entrailles, espérant, disait-elle, que le ciel punirait cette fille sans pitié en la faisant faillir à son tour, et souhaitant qu’elle trouvât alors, elle aussi, des oreilles sourdes à ses plaintes, des âmes fermées à toute pitié, des juges étrangers à tout pardon. Je me sentis violemment remué par cet anathème, comme le furent au reste toutes les personnes présentes, et je désirai dans le secret de mon cœur que les vœux de la malheureuse mère fussent exaucés. Quelques questions posées sur le moment me firent savoir le nom de la belle sans merci. — C’était, me répondit-on, la femme d’un riche bijoutier, Antonio Toldo.

« Quelques jours après, messer Tiziano étant par hasard absent de son atelier, Monna Lucrezia Toldo vint y voir le portrait commencé de Violante Palma, celle-là même que notre maître a surnommée « sa Vénus. » Comme étant le plus jeune des élèves, ce fut à moi de lui montrer les diverses toiles, en lui expliquant les sujets qu’elles représentaient et qui lui étaient pour la plupart inconnus. Une Madeleine arrêta longtemps ses regards. J’en pris occasion de lui dire que l’image serait sans doute tout autrement réussie, si elle avait posé pour modèle. — A moins toutefois, ajoutai-je, que ces riches habits ne cèlent aux yeux quelques imperfections de nature. Lucrezia, me regardant alors avec surprise, me répondit que ses vêtemens ne cachaient rien de pareil, et qu’elle avait, pour s’en assurer, les louanges d’Antonio Toldo, son mari : à quoi je