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pour obtenir un pouvoir auquel il est prédestiné par la naissance : pourquoi ne jugerait-il pas de la damnation et du salut selon sa condition terrestre, et ne croirait-il pas que les hommes sont prédestinés dans l’ordre divin, comme ils le sont dans l’ordre humain ? Mais vous ! Changeons la forme de cette périlleuse question dont vous ne paraissez pas comprendre la signification terrible. Lesquels d’entre vous voudraient croire à Gomar, s’il venait leur dire : « Sachez qu’il en est parmi vous qui sont de toute éternité prédestinés à la misère, et d’autres qui sont de toute éternité aussi prédestinés à l’opulence. Pour ceux qui sont prédestinés à la misère, il ne leur sera tenu compte ni de leurs labeurs, ni de leurs efforts, ni de leurs vertus. La patience, le travail incessant, l’économie, la frugalité, leur seront inutiles. Quant à ceux qui sont prédestinés à l’opulence, il n’y aura ni paresse, ni dissipation, ni mauvaise conduite qui puissent leur nuire. » Répondez, vous qui toute l’année travaillez avec une patience inaltérable à disputer à la mer cette terre arrachée à sa faim vorace, qui défendez vos champs contre les baisers et les morsures des fleuves, qui pompez sans relâche les eaux croupissantes qui menaceraient la fertilité de vos moissons et la santé de vos corps, croiriez-vous aux paroles insolentes de Gomar ? Quoi ! vous qui avez fait la Hollande contre des élémens plus forts que l’homme, contre la mer et la nature, vous ne pourriez pas faire votre salut contre la chair et Satan ? » Nul doute que, si la question eût été ainsi posée, débattue, et expliquée pendant cette longue controverse, le peuple n’eût fini par prêter l’oreille au parti républicain. Heureusement il n’en fut rien, et le peuple hollandais, poussé par les instincts obscurs qui en tous pays portent le peuple à soutenir les idées les plus contraires en apparence à ses intérêts, jugea en faveur de Gomar et du stathouder Maurice, et à notre avis jugea bien.

Ah ! si le bateau à vapeur ne devait pas s’éloigner si vite, et si notre rêverie ne devait pas être troublée par la vue de nouveaux spectacles, comme nous aimerions, nous qui sommes un prédestination déterminé, à prolonger nos méditations sur cette haute et noble doctrine ! Non, il n’est pas bon que l’homme se croie libre vis-à-vis de Dieu, et qu’il compte sur ses actes pour obtenir le salut. Quel que soit le mérite de ses œuvres, il ne doit pas le connaître, il ne doit pas avoir l’orgueil d’y croire. Compter sur Dieu seul pour régler notre conduite, attendre tout de son seul secours, n’accepter d’autre jugement que son jugement redoutable que ne peuvent corrompre nul intérêt, nulle séduction et nul mensonge, me semble le propre des âmes religieuses qui pensent avec grandeur et redoutent le mal avec sincérité. Eh quoi ! rassuré par mes