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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/690

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68Û REVUE DES DEUX MONDES. trop d’avantage ; on le quitte mécontent de soi et de lui, et ceux dont il a blessé la vanité s’en vengent en lui donnant la réputation de méchanceté, et en lui refusant les qualités solides du cœur et de l’esprit. Il est la terreur des sots et un problème pour les gens d’esprit. »


Elle termine en lui reprochant d’avoir l’ambition de la fatuité sans avoir assez de confiance en lui-même pour soutenir ce rôle ; elle l’accuse de s’en rapporter trop aux gens du bel air, et elle l’engage à s’en tenir au personnage d’honnête homme, pour lequel il a, dit-elle, plus de vocation que pour celui de fat[1]


Ce portrait semble indiquer déjà un refroidissement entre Mme du Deffand et les Brancas ; mais il fallait que ce refroidissement fût déjà devenu de l’animosité pour que d’Alembert osât, douze jours seulement après la mort de M. de Forcalquier, le 16 février 1753, écrire à Mme du Deffand ces lignes cruelles à propos du défunt : « Pour celui-là, il est mort. Dieu merci ! et nous n’entendrons plus dire à tout le monde : Comment se porte M. de Forcalquier ? comme s’il était question de Turenne ou de Newton. » Il fallait aussi que d’Alembert eût reçu dans son amour-propre quelque blessure bien vive pour parler ainsi[2]. Le témoignage du duc de Luynes, toujours si modéré dans ses appréciations, ne nous permet pas de mettre en doute le principal défaut du caractère de M. de Forcalquier. « Il avait, dit-il, beaucoup d’esprit, et s’était peut-être trop livré à ces sortes de plaisanteries qui font des ennemis. » Le même témoignage, confirmé d’ailleurs par la phrase méchante de d’Alembert, prouve que le frère de Mme de Rochefort n’avait pas seulement des ennemis, puisque la maladie de poitrine dont il souffrait depuis plusieurs années occupait assez la société pour impatienter l’irascible philosophe. Nous apprenons par le duc de Luynes que, deux ans et demi avant sa mort Mme de Pompadour, qui ne le connaissait pas personnellement (peut-être même, dit le duc, ne l’a-t-elle jamais vu), entretenait avec lui un commerce épistolaire assez vif sur sa seule réputation d’homme d’esprit, et, le sachant malade, lui avait prêté une jolie petite maison qu’elle avait au-dessous du château de Bellevue, et qui portait le nom de Brimborion. Le Dangeau du règne de Louis XV

  1. Il va sans dire que le mot honnête homme doit être pris ici uniquement avec la signification qu’on lui donnait alors pour définir le contraire d’un fat. On jugera tout à l’heure si l’homme qui a si bien persiflé tous les genres de fatuité pouvait être aussi imprégné de ce défaut que le dit Mme du Deffand.
  2. La lettre n’indique cependant d’autre méfait de la part de M. de Forcalquier envers d’Alembert que de n’avoir pas, à ce qu’on dit (car cela même n’est pas sûr) goûté un récent ouvrage de celui-ci publié sous le titre d’Essai sur la Société des gens de lettres et des grands ; mais il semble difficile d’admettre que ce grief suffise pour qu’un philosophe se réjouisse sans scrupule de la mort d’un homme.