Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/693

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ruse, mais que la plupart du temps il est évident qu’il s’abandonnait. » Le second jugement nous paraît de beaucoup préférable au premier, et nous pourrions montrer dans la partie des mémoires de Mme d’Épinay où l’auteur prétend raconter jour par jour ses rapports et ses conversations, soit avec Jean-Jacques Rousseau, soit avec Duclos, plus d’un indice de fausseté. Ce journal, auquel d’ailleurs nous sommes convaincu que Grimm a mis la main, est d’autant plus perfidement arrangé que le ton des personnages et surtout celui de Duclos, quoique chargé, est assez bien imité, et que les propos qu’on lui prête ont été fort souvent tenus par lui, mais presque toujours défigurés dans la forme, de manière à le rendre tantôt odieux, tantôt ridicule, et parfois l’un et l’autre. Nous ne citerons qu’un exemple de ce genre d’artifice, non qu’il soit le plus saillant, mais parce qu’il nous ramène à notre sujets dont la figure de Duclos nous a un peu détourné, c’est-à-dire aux comédies jouées à l’hôtel de Brancas.

Il est précisément question de ces comédies dans le journal de Mme d’Épinay. C’est en 1755, autant qu’on en peut juger, non par le journal, où les années ne sont point indiquées, mais par la correspondance de Rousseau. On joue la comédie à La Chevrette ; Duclos y assiste, et voici ce que Mme d’Épinay lui fait dire : « Nous avons joué aussi la comédie dans une société. J’étais très bon, je faisais les valets, il y avait une petite soubrette qui était, par Dieu, charmante. Voilà pourquoi je jouais les valets. J’en étais amoureux, moi, de la soubrette, qui était charmante, et… (en souriant et me regardant fixement) nous jouions bien notre rôle tous les deux. (Un moment de silence, et puis, continuant de rire) : Il m’est arrivé de singulières aventures dans ma vie,… mais je dis uniques,… à ne pas croire. » Duclos n’en dit pas davantage dans le journal sur cette affaire. Il est évident que le propos a été bien réellement tenu par lui, car Mme d’Épinay, inférieure par la condition sociale aux Brancas, et qui n’avait aucun rapport avec eux, ne pouvait savoir que par Duclos qu’il avait joué chez eux les valets de comédie, et par conséquent le journal est exact quant au fond ; mais est-il admissible que Duclos, présenté si souvent dans ce journal comme le plus vaniteux des hommes, ait poussé la modestie au point de se contenter de dire qu’il jouait dans une société en laissant supposer qu’il s’agit peut-être de bourgeois de la rue Saint-Denis, tandis qu’il jouait, ainsi qu’on le verra tout à l’heure, avec les plus grandes dames et les plus grands seigneurs de France ? Est-il probable, puisque l’arrangeur de ce discours lui prête un ton de fatuité brutale, qu’il n’aura pas même osé dire, s’il ne nomme pas la soubrette, qu’elle était une personne d’un très haut rang ? (C’est en effet la jolie comtesse