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n’épousant aucune querelle, aucun parti, aucune opinion, faisant parler ses personnages sans jamais dire s’il s’intéresse à eux, s’il les approuve ou s’il les blâme. M. de Laprade n’aspire pas à cette olympienne froideur, et croit qu’on peut rester épique sans n’habiter que les nuages. Il intervient avec son cœur dans les passions qu’il met en scène, et se permet d’aimer ses personnages quand ils lui semblent bons, se réservant, quand ils sont haïssables, de ne pas les ménager. C’est là sans doute un grand sujet de dissemblance ; eh bien ! n’importe, un lien d’étroite parenté n’en existe pas moins entre les deux poèmes, et c’est au grand honneur de Pernette qu’ici nous le disons, elle a réveillé chez nous, avec une vivacité qui nous étonne et qui lui vaut notre reconnaissance, une impression dont nos jeunes années nous semblaient seules capables. Ce n’est pas un médiocre plaisir, au déclin de la vie, que de sentir renaître en soi, dans sa fraîcheur première, une émotion du jeune âge.

Ce qui n’est pas moins doux, c’est de pouvoir dire franchement, sans compliment, sans réticence, à un homme dont on aime et honore le noble caractère : Votre talent grandit, vous êtes en progrès. Ce don de parler en vers, qui vous a valu des couronnes et un glorieux héritage, vous venez d’en user avec plus de bonheur que dans vos essais les plus favorisés, et vous avez acquis comme un titre de plus à vos propres succès. Nous ne prétendons pas qu’il n’y ait dans Pernette plus d’un passage où l’auteur quelque jour, en polissant son œuvre, pourrait bien introduire d’utiles corrections. Certains discours pourraient être abrégés, et à couper quelques tirades, à resserrer quelques développemens, l’action prendrait plus de vivacité, l’intérêt serait plus intense, et l’ensemble de l’œuvre d’un contour plus fin, plus arrêté ; mais, tel qu’il est, ce petit poème, malgré tous les inconvéniens d’un genre de convention, a le mérite toujours rare, même en des genres d’une plus franche allure, d’être vivant et naturel. Il émeut, il attache, en même temps qu’il séduit. Déjà l’auteur, en s’exerçant à la satire, en prenant corps à corps les hommes de ce temps, était sorti de son sentier, et nous avait donné la mesure d’une souplesse de talent que peu de gens lui connaissaient. Ce n’était plus seulement le spectacle de la nature qui l’attirait, l’exaltait et lui servait de muse ; l’humanité, par ses tristes côtés, il est vrai, avait allumé sa verve et aiguisé son vers en mordante ironie ; cette fois c’est l’âme humaine tout entière sous ses faces les plus diverses, et par prédilection sous ses meilleurs aspects, qu’il se complaît à nous peindre : il est en pleine poésie. Nous nous étions permis, voilà bientôt dix ans, en un jour solennel, au seuil d’une illustre assemblée, d’indiquer avec trop de franchise ce que gagnerait le poète s’il donnait à sa lyre quelques cordes de plus, pour qu’aujourd’hui nous n’ayons pas empressement et plaisir à le féliciter d’avoir si bien justifié et dépassé notre espérance.


L. VITET.

L. BULOZ.