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pourra être qu’un drapeau un peu usé pour ceux qui tenteraient de s’en servir. La reine Isabelle, au lieu d’être à Madrid, est à Paris, et pourrait assister à un nouveau souper de Candide, où il y aurait plus de convives que du temps de Voltaire. Tout est changé ! Comment s’est accomplie cette tragédie qui n’a pas laissé d’être quelquefois une comédie ? Comment a pu éclater cette rupture entre la royauté espagnole et le pays ? Que va-t-il sortir enfin de cette vaste crise où tous les intérêts, toutes les ambitions, toutes les passions, s’agitent autour d’un trône vide ? C’est assurément un des plus curieux épisodes de l’histoire des monarchies constitutionnelles en Europe.

Elle avait cependant, cette monarchie espagnole, toute sorte de raisons de vivre. Elle avait le prestige de la lutte libérale dans laquelle elle s’était retrempée et la consécration de la victoire. Vieille par les traditions, elle était jeune par les idées qu’elle représentait ou qu’elle devait représenter. Longtemps elle a eu pour elle et autour d’elle tout ce que l’Espagne de ce siècle a produit de vivace, d’énergique et d’intelligent, tout ce qui fait la popularité d’un régime politique. Sauf le parti carliste vaincu, impuissant et découragé, il n’y avait point au-delà des Pyrénées de partis anti-dynastiques pour lui disputer la vie et l’autorité. Elle a sombré pour n’avoir pas su ou pour n’avoir pas voulu être une monarchie constitutionnelle, et c’est lorsqu’elle n’avait plus ni impossibilités ni difficultés sérieuses à vaincre qu’elle s’est mise à se décomposer elle-même, de ses propres mains, avec un acharnement qui serait venu à bout d’une fortune plus prodigieuse encore. Je ne saurais aujourd’hui reprendre cette triste et humiliante histoire d’un suicide royal qui n’est pas d’ailleurs une affaire exclusivement politique. Ce qui est certain, ce que les événemens contemporains de l’Espagne ne font que confirmer une fois de plus, c’est que ce n’est point par leurs adversaires que les gouvernemens sont le plus menacés, c’est en eux-mêmes qu’ils portent le grand et dangereux ennemi ; c’est par eux-mêmes qu’ils sont mis à mal et qu’ils périssent, décourageant successivement leurs amis et laissant à peine quelque chose à faire à leurs ennemis. La reine Isabelle II a mis près de vingt-cinq ans à jeter sa couronne par-dessus les moulins ; elle a si bien réussi qu’elle a fini par ne plus retrouver cette couronne sur sa tête, et elle a été secondée dans cette œuvre étrange par la complicité des uns, par la faiblesse des autres, par tout un travail correspondant de dissolution dans les partis, de telle sorte que tout a marché du même pas, la déconsidération de la royauté et l’affaiblissement de l’organisme constitutionnel par la scission ou l’exaspération des partis.