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vait été jusqu’alors qu’un fait dans ses états, un fait impatiemment supporté et souvent contesté; elle devint un droit légal et écrit à dater de cet édit, qui provoqua une tempête incroyable de récriminations. Le pape protesta par sa bulle du 19 août suivant, qui déclara la nouvelle loi nulle et de nul effet, et défendit, sous peine d’excommunication, de l’observer. Irrité de cette intervention papale, le duc déféra la bulle au sénat du Piémont, et la peine de mort fut prononcée contre tout prêtre ou évêque qui la publierait. Un seul osa enfreindre l’arrêt du sénat, et ce fut un chanoine de cette antique abbadia de Pignerol qui s’était donné la mission de persécuter les vaudois depuis six siècles. Le fait étant resté isolé, on n’y prit pas garde. Louis XIV vit aussi cet acte réparateur d’un mauvais œil; son désir de ramener le duc aux traditions de l’intolérance hâta la paix de 1695. Dans le traité qui restitua au Piémont les vallées du versant italien, il fit insérer une clause secrète qui obligeait Victor-Amédée à interdire le culte vaudois. Ce fut une nouvelle désolation dans ces vallées; mais les anciennes, celles qui avaient été l’objet de l’édit de 1694, restèrent sous le bénéfice de cette charte de restauration. Elles n’ont plus eu dès lors à se défendre contre les ducs, devenus les rois de Sardaigne et les rois d’Italie. Ce ne fut pas la liberté de Savoie, comme nous l’entendons aujourd’hui, qui fut accordée aux vaudois; ils restèrent sous une législation exceptionnelle, n’ayant pas les mêmes droits que les catholiques, éloignés des fonctions publiques, toujours parqués sur leur territoire; mais ils y ont pu vivre, prier et adorer selon leur conscience, ils ont eu leur place marquée dans la monarchie des Alpes. Tandis qu’en France la famille protestante était sans état civil, ici elle avait son registre tenu par le pasteur au même titre que le registre de la famille catholique par le curé. Tandis qu’en France le protestantisme était proscrit et ne put relever ses temples qu’à la veille de la grande révolution, ici il avait une organisation complète, un conseil supérieur nommé par l’élection, présidé par une sorte d’évêque appelé modérateur, et qui tenait ses assises annuelles tantôt dans une vallée, tantôt dans une autre, avec l’assistance et sous l’œil d’un commissaire royal. En un mot, il n’est pas de pays catholique où la minorité dissidente ait eu une situation plus privilégiée qu’ici depuis l’acte réparateur de Victor-Amédée II jusqu’au grand événement qui a transformé le monde moderne.

Ce n’est pas inutilement et sans profit que le Piémont a eu sous les yeux le spectacle séculaire d’un petit peuple invincible dans sa foi et luttant sans cesse pour le droit et la liberté. Si les classes illettrées y sont demeurées insensibles et fermées, il n’en est pas de même des classes éclairées et de cette aristocratie piémontaise