Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/908

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

indépendant de l’expérience, car les œuvres d’art sont, comme les choses matérielles, des symboles à travers lesquels nous cherchons des idées. Pour les y trouver, nous sommes obligés d’interpréter les sensations qu’elles nous procurent, et cette interprétation est un travail de l’esprit qui s’accomplit d’autant plus aisément qu’il se fait plus souvent. Le plaisir plutôt idéal que matériel que peut donner la peinture n’est pas le même pour tous ; chez ceux pour qui la sensation domine tout, qui regardent un tableau comme ils regarderaient des étoffes, des fleurs, des objets quelconques, la sensibilité ne trouve que de bien médiocres satisfactions ; des yeux épris des brillantes couleurs du spectre ne peuvent guère se réjouir des tons noirs, gris, funéraires, des peintures les plus célèbres. Qui n’a vu des enfans s’extasier sur quelque copie toute fraîche encore et presque humide, et la préférer à l’original terni par le temps ?

L’œil a des joies qui lui sont propres et que tout le monde peut ressentir : les gens du peuple en tout pays aiment les étoffes voyantes, les couleurs criardes, comme il préfère les mélodies les plus franches, les plus simples, le ton majeur. Devant l’objet d’art, l’œil doit se résigner à n’être que le serviteur de l’esprit : il transmet des impressions à la pensée, qui les interprète, les compare, et s’en compose des jouissances d’un ordre raffiné. On s’habitue à reconnaître, à aimer le beau ; il semble qu’il soit comme ces femmes dont tout le charme n’est pas senti d’abord, et qui par degrés seulement, par le rayonnement insensible de la pureté, de la grâce, de la vertu, inspirent les passions les plus fortes et les plus durables. La peinture ne donne aux yeux que d’assez tristes jouissances, si elle ne les complète par les jouissances de l’esprit ; celles-ci en revanche sont parmi les plus intenses que notre âme puisse supporter ou désirer, les plus variées que l’imagination la plus féconde puisse exiger. A travers la frêle et pâle couche des couleurs, l’art laisse apercevoir un univers nouveau. Les hasards de la vie nous promènent sans cesse parmi des tableaux vulgaires, et nous montrent rarement les côtés les plus grandioses, les plus tragiques et les plus nobles de la passion ; mais l’art, qui choisit ses sujets, nous met en face de tout ce qui peut exciter l’admiration, émouvoir la pitié, remuer les souvenirs. Sa beauté muette sollicite tout ce qu’il y a en nous de meilleur ; il n’accorde rien à l’égoïsme, et nous livre pourtant des trésors.

La sculpture a moins de moyens d’expression que la peinture, aussi demande-t-elle une éducation des yeux moins prolongée ; elle n’impose pas au regard les mêmes illusions, elle lui montre la réalité sans artifices, mais une réalité incomplète, qui n’a plus ni les couleurs ni les mouvemens de la vie. Elle est réduite à