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Les poètes, étant des hommes, sont destinés à changer tous les jours, et de même qu’un livre fait au bout de quelques années naître en nous des idées différentes, l’artiste, après une interruption prolongée, n’apporte plus à son œuvre les mêmes dispositions ni les mêmes couleurs. Qu’était Childe-Harold pour Byron, comme pour ses lecteurs, sinon un souvenir ? La vie nouvelle que le poète allait communiquer à cet être idéal était une part de sa propre vie que les années avaient changée..

Once more upon the waters ! yet once more !


« Encore une fois sur les mers ! encore une fois ! » Il reparaissait donc sous le vêtement d’Harold ; mais que de choses il avait éprouvées depuis sept ans, que d’expériences, de fautes, de douleurs ! Combien Harold était changé ! Ce n’était pourtant pas Byron tout à fait ; plus sérieux parce qu’il avait vécu, plus mûr parce qu’il avait souffert, plus triste parce qu’il sentait que le départ était irréparable, le poète cependant ne pouvait se dire entièrement sincère. Plus que jamais Harold se drapait dans son orgueil et sa misanthropie ; au milieu de ses plaintes, il voulait plaire encore, et, conservant de son attitude première ce qui était conforme à sa situation présente, il achevait de loin sa poétique représentation en vue des applaudissemens. A vrai dire, l’exil du poète n’était pas si théâtral : retenu parmi ses concitoyens par le bruit seul de ses triomphes, il était parti lorsqu’il avait entrevu, le moment où sa fête aurait un lendemain : idée pénible pour celui qui s’était vu caressé, adoré par une société folle de lui, idée insupportable pour un jeune homme de vingt-huit ans qui riait avec complaisance des crimes secrets qu’on lui prêtait, et frémissait au moindre symptôme d’une diminution dans le succès ! D’ailleurs il ne se plaisait pas en Angleterre, et il n’était pas moins séparé de son pays que de sa femme par une absolue incompatibilité d’humeur. Lady Byron réunissait en elle tous les préjugés, tous les sentimens réguliers et traditionnels, toutes les habitudes d’esprit en dehors desquels son existence et ses voyages avaient depuis longtemps jeté Byron. C’était comme s’il avait épousé un petit résumé de l’Angleterre tout entière ; même religion des convenances, même attachement aux exigences de la vie pratique, et jusqu’aux quatre repas, de tout ménage anglais bien tenu. Quelle chance avait-il d’être heureux dans ce pays et avec cette femme, ce Byron qui, avait mis son bonheur hors de la route commune, non pas même à côté de la grande route d’où il est impossible que le bonheur humain s’écarte beaucoup, mais dans des régions inexplorées et sur des