Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 79.djvu/942

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

demande à être préalablement saigné à mort, ni la soif bestiale du chirurgien, qui colle ses lèvres à la veine qu’il vient d’ouvrir, ni la folie furieuse de ceux qui se sont remplis de la pâture humaine. Tout est recueilli, relevé fidèlement dans l’histoire de cette pauvre nature de l’homme en ses jours les plus sinistres, et l’on s’étonne encore plus que ces paroxysmes de souffrance se soient transformés en poésie. Cependant voyez à quel prix ! Cela est beau à faire mal ; ici plus que jamais, plus même que dans Manfred et dans Caïn, la fatalité pèse sur l’âme.

Il y a bien des descriptions de tempêtes dans la littérature, et plusieurs ont été comparées par un esprit éminent de nos jours qui excelle dans l’art d’ouvrir à travers la poésie des perspectives morales inattendues. Parmi les tempêtes dont il parle, parmi celles qu’il a écartées, je n’en connais aucune où Dieu soit entièrement absent. Dans toutes, l’homme, en face de la nature en fureur, s’agenouille et prie au moins un instant cette puissance occulte qu’il a tant de raisons de croire irritée. Rabelais lui-même, cet épicurien, n’a pas oublié la Divinité ; elle est présente dans sa tempête autant par les impiétés de frère Jean que par les superstitions ridicules de Panurge ; à la fin, elle se montre clairement, elle rayonne avec une sorte de magnificence dans les simples et belles paroles de Pantagruel. Byron ne nous fait apercevoir que la fatalité, il triomphe avec elle. Cette impression n’est nullement combattue par les incidens grotesques tels que Juan refusant de manger de son précepteur et se décidant enfin à ronger la patte de son chien, qui avait trouvé avant le précepteur une sépulture dans des estomacs devenus féroces. Il ne faut peut-être chercher que dans les anciens une fatalité héroïque et noble ; prenez-en votre parti avec l’auteur de Don Juan, il est cynique : ce qui contribue à rabaisser l’homme appartient de droit à son poème. Par quel moyen, si ce n’est par ce mélange, pouvait-il être tour à tour Virgile, Aristophane, et mettre à la fois dans son œuvre « les larmes et le rire des choses ? » Sans l’amour, cette partie de Don Juan serait la poésie de la malédiction et du désespoir. Bien que le mépris de la femme se glisse à chaque instant sous la plume du poète, ne le prenez pas au mot ; l’instant d’après, il a des accens de tendresse de la plus grande pureté. Nous disions que l’élément divin lui manque, et pourtant cela n’est pas juste. Malgré lui, il croit à l’amour : Haïdée s’élève comme un astre sur l’horizon de Juan, jeté au rivage par les flots. Le premier regard alangui qu’il pose en reprenant connaissance sur le doux visage de la jeune Grecque penchée sur lui est une transition dont le bonheur n’est peut-être pas accordé deux fois aux plus grands poètes.