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quelques frégates échappées au grand naufrage de la marine, faisaient la course pour le compte du roi ; Vié et Cassard enfin, tous deux Nantais, tous deux nés en 1672, pleins de jeunesse et de bravoure, s’avançaient d’un pas égal dans une carrière de périls et de gloire. Vié, qui avait commencé à naviguer en 1688, était à la bataille de La Hogue pilote sur le vaisseau du roi le Brave. Depuis 1703, il naviguait pour le compte des armateurs de Saint-Malo, et avait pris à lui seul aux alliés plus de 50 navires richement chargés. Enfin, avec un bâtiment de 26 canons, il venait de faire prisonnier lord Hamilton, gouverneur des Antilles anglaises, quoiqu’il fût escorté de deux navires, l’un de 24, l’autre de 18. Cassard, qui s’était fait remarquer de Pointis lors de l’expédition de Carthagène dans le périlleux service des galiotes à bombes, avait été récemment nommé lieutenant de vaisseau par le roi, et, comme si ce grade eût découvert à son ambition des horizons nouveaux, le chef d’escadre plein de coup d’œil et de science perçait déjà en lui sous l’heureux et intrépide armateur.

La Hollande était épuisée, l’Angleterre pleine d’inquiétude. Il semblait qu’elle eût affaire à d’insaisissables ennemis. Elle multipliait ses flottes ; mais le blocus était presque impossible à établir. D’ailleurs elle croyait encore que la France avait des escadres, et s’épuisait en vaisseaux pour empêcher toute sortie de nos grands ports de guerre, tandis que de nos moindres ports marchands, de la plus petite baie, de nombreux corsaires s’élançaient pour courir sus aux navires de commerce, dont le nombre considérable offrait toujours une proie facile. Le seul port- de Dunkerque, pendant cette guerre, mit à la mer jusqu’à 792 bâtimens corsaires, dont plusieurs faisaient trois ou quatre courses par an. Le parlement anglais retentissait des plaintes des négocians, qui reprochaient à l’amirauté de ne pas donner des escortes suffisantes aux flottes de commerce et de ne point avoir de croisières aux points essentiels de la Manche. L’amirauté, surprise par cette guerre de course qui avait pris tout à coup une si vaste extension, ne sachant pas encore préserver tous les endroits vulnérables, sentait que ces reproches étaient fondés, et redoublait d’efforts avec d’autant plus d’énergie que le combat du 22 octobre lui avait montré tout ce qu’il lui faudrait de persévérance et de sacrifices pour se rendre maîtresse de la position.

Ainsi la marine de course réalisait ce qu’on avait attendu d’elle. Elle enrichissait les armateurs et le roi, elle tenait en éveil l’Angleterre et la Hollande, ruinait leur commerce, les épuisait par l’entretien de flottes nombreuses. Elle avait ses illustrations et ses gloires, et, recevant enfin des événemens une sorte de consécration politique, elle succédait à la marine royale dans ce rôle d’influence