Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/1007

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ainsi la voilà, cette intelligente et hardie créature qui possède à trente-huit ans la puissance qu’elle a poursuivie même à travers le crime ! Quelle suite, quel plan, quelle fermeté, quel triomphe ! Rien n’a pu l’arrêter, ni les dangers, ni la vertu, ni les préjugés ; elle se rit des plus habiles hommes d’état ; elle se croit appelée à occuper la scène du monde. Elle est si jeune ! elle remplira l’histoire jusqu’à la fin du siècle. Elle est sûre de son fils : elle l’a façonné d’une main vigoureuse ; il est son gage, elle lui commande, sa royauté durera autant que sa vie. Elle est populaire, et les cœurs des Romains appartiennent à jamais à la fille de Germanicus ; elle est capable de les administrer, de maintenir l’empire, de leur refuser une liberté dont il ne sont plus dignes, et de substituer à la liberté l’ordre, la satisfaction des besoins, la durée, la sagesse. Qui a jamais possédé un pareil prestige ? Est-ce Sémiramis, dont le Tigre et l’Euphrate bornaient si vite les états ? Est-ce Livie, qui n’a exercé d’influence que dans le secret du palais ou pendant sa vieillesse ? Agrippine, trois fois impératrice, sœur, femme et mère d’empereurs, a tout à la fois l’éclat extérieur et la réalité du pouvoir. Les rois et les peuples l’admirent, son fils est son premier sujet ; jamais l’univers n’a vu de femme s’élever ainsi au faîte de la grandeur.

Mais quoi ! pour la première fois, dans cette histoire sombre et sanglante, rencontrerons-nous l’impunité ? Quoi ! les lois humaines et divines auront été outragées sans vengeance ! Quoi ! le vol et le mensonge, le poison et le meurtre, l’adultère et l’inceste demeureront sans expiation ! La destinée des césars a été de se dévorer les uns les autres ; le trône était trop petit pour contenir à la fois d’aussi monstrueux égoïsmes ; le sceptre était chose trop fragile pour être disputé longtemps par ces mains insatiables et frénétiques. C’est pourquoi les césars ont été les instrumens publics ou secrets de leur propre châtiment ; ils se sont torturés et exterminés l’un par l’autre, jouets de cette fatalité implacable qui s’appelle la justice. La justice a été terrible pour Agrippine, et la punition rapide autant que sa grandeur. Ce fils qu’elle a poussé au faîte pour y monter avec lui va l’en précipiter et lui ravir, dans la fleur de l’âge, sa joie, sa sécurité, ses honneurs, la puissance, la vie enfin, qu’elle regrettera moins que la puissance.

Il est inutile de retracer longuement une lutte qui est présente à tous les souvenirs : Racine l’a rendue immortelle en la gravant sur ce bel airain de Corinthe, où l’or allié au bronze rend le métal plus lumineux et plus doux. Le poète n’a montré que l’ingratitude de Néron ; l’histoire nous montre, derrière Néron, l’opposition et la révolte sourde des esprits. Après la première surprise, tous se liguent contre Agrippine, les précepteurs qu’elle a choisis à Néron, qui veulent continuer leur tutelle et devenir des ministres, les