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prêtes à déborder, partaient d’une source trop sincère pour qu’on ose en plaisanter. Un jour, sortant de la répétition des Troyens, il entre chez des amis et se laisse choir épuisé dans un fauteuil. On s’empresse, on le questionne, il ne répond pas, reste absorbé ; on croit à quelque désordre physique amené par de nouveaux découragemens. Il soupire, il suffoque, lève les bras au ciel. « Mais enfin qu’y a-t-il ? s’écrie-t-on de tous côtés. — Ce qu’il y a, vous l’entendrez à ma première représentation. C’est admirable, mes enfans ! C’est sublime ! » Et là-dessus éclatent ses sanglots. Il disait volontiers en manière de précaution : « Cela va dépendre de ma santé, qui est détestable, et des caprices de ma névralgie. Je lâche ce mot à dessein afin que vous puissiez dire quand je serai par trop ennuyeux : C’est sa névralgie. » Ce mot de Berlioz explique bien des choses, et les séries de septièmes ascendantes ou descendantes, « semblables à une troupe de serpens qui se tordent et s’entre-déchirent en sifflant, » et les mille calembredaines humoristiques de sa discussion littéraire ; mais, grâce à Dieu, ce n’est pas toujours sa névralgie. Dans cette vaste et fière intelligence, l’hallucination cesse par intervalle, la pleine lumière se fait, et le musicien comme l’écrivain, si étroitement unis l’un à l’autre, profitent de ces éclaircies, celui-là pour composer la Marche des Pèlerins, le Scherzo de la reine Mab, la légende de l’Enfance du Christ, celui-ci pour parler la langue saine et chaleureuse de certaines improvisations.

Ce qui l’émeut le désarme à l’instant, et le désaccord de son œuvre s’explique par la prodigieuse sensitivité de son être physique et moral. Eugène Delacroix eut de ces contrastes vers la fin de sa carrière. Le romantique affectait de vouloir s’amender, on le voyait renier ses dieux et faire ses dévotions devant l’autel de Racine ; mais le diable n’y perdait rien, ce n’était là que jeux d’esprit sans conséquence ; au fond, son art restait le même. Ni le paradoxal dilettante ni le fin causeur n’engageait le grand peintre, qui le lendemain, après s’être fort diverti aux dépens de la galerie, après l’avoir gaîment persiflée, revenait à ses vrais maîtres, à Véronèse, à Rubens, à Rembrandt, et non pas à David, à Guérin, comme l’eussent voulu les principes de la joyeuse esthétique littéraire si gravement développée par lui la veille au soir à la table de thé. C’est que Delacroix était vraiment plus peintre que Berlioz n’était musicien. À ce titre, il pouvait changer de religion aussi souvent qu’il lui plaisait, assez sûr de lui-même, assez fort, pour que sa littérature, qui n’était que distraction et pur dandysme, ne réagît pas sur sa peinture, sa vraie foi. Chez Berlioz, non moins humoristique, mais beaucoup moins solidement trempé, ces variations de conscience avaient leur inconvénient ; son style tout aussitôt en subissait l’influence. Alors que Delacroix n’avait l’abjuration qu’à fleur de lèvre et que d’ailleurs cette abjuration ne portait que sur des questions purement littéraires,