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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/203

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habités par des rois pieux qui voulaient avoir un temple auprès de leur demeure. — Sur la gauche de cet ensemble d’édifices à demi écroulés se trouvent d’autres ruines qui furent, suivant les traditions du pays, le séjour de Sitâ; c’est peut-être la femme de Ramâ, le héros du Ramayanâ. Il est inutile de demander sur ce point le moindre éclaircissement aux gens du pays, religieux ou laïques. Tout ce qu’ils savent pertinemment, c’est que Sitâ a eu deux fils, véritables frères ennemis, qui, non contens d’avoir passé leur vie à se livrer dans les montagnes des combats acharnés, viennent encore troubler le repos des ruines. Malheur à celui qu’une imprudente curiosité rendrait le témoin de ce duel d’outre-tombe! Les Laotiens qui nous guidaient avançaient avec respect, se prosternaient à chaque pas, déposaient des feuilles sèches sur certaines pierres vénérées, moyennant quoi les terribles frères ne firent rouler sur nous aucun chapiteau de colonne, aucun bloc de rocher. Ces monumens, qui portent le nom de Vat-Phou, pagode de la montagne, sont les derniers, parmi ceux que nous avons rencontrés dans la vallée du Mékong, qui puissent être attribués à l’architecture cambodgienne.

Nous étions en septembre, au plus fort de la saison des pluies. Les montagnes étaient toujours enveloppées de nuages, et parfois, bien qu’elles fussent très près de nous, la brume empêchait même d’en soupçonner l’existence. Le plus souvent elles apparaissaient assombries par le bois qui les couvrait; des vapeurs blanches, glissant sur les flancs comme de la fumée, se confondaient avec l’écume des cascades qui tombaient entre les rochers. Les rizières qui nous entouraient étaient remplies d’eau, il fallait laisser passer ce déluge avant d’essayer quelques excursions. Nous étions bloqués dans une case obscure où le jour pénétrait à peine à midi. Nous avions, pour compenser ces ennuis, des rapports excellens avec le gouverneur de Bassac, qui a conservé le titre de roi, avec les autorités et les habitans du pays. Nous dînions en ville, même à la cour, et notre estomac, devenu complaisant, nous permettait de faire honneur à ces festins, dont le cochon bouilli formait la base ; nous mangions par politesse les mets les plus laotiens, tels que des tiges de bambous assaisonnées au piment, ou des œufs de canard salés, tout cela haché menu et servi dans un grand nombre de bols posés à terre, sur une natte. L’eau et l’eau-de-vie de riz (liqueur nauséabonde et alcoolisée au point d’emporter la bouche) sont contenues dans la collection la plus étrange de fioles dépareillées, bocaux à cornichons, flacons de vinaigre de toilette, précieusement rapportés de Bangkok. Un cousin du roi nous fit l’honneur de nous admettre dans son intimité; il nous ouvrit peu à peu son cœur, et finit par