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avoir encore. Or ces conséquences, pourquoi se faire illusion ? elles peuvent se déchaîner à tout instant ; elles n’ont pas éclaté à l’occasion du conflit turco-hellénique, elles n’ont pas fait explosion à propos de l’affaire belge ; elles peuvent se précipiter demain. On le sent, on le dit tout bas, on s’y prépare de toutes parts, et on s’abandonne à cette fatalité qui conduit les choses depuis que la prévoyance des hommes ne les dirige plus.

Comment en serait-il autrement ? Il s’agite depuis trois ans en Europe un problème qui est le secret de quelques volontés, de quelques politiques réduites à s’observer et à se surveiller. Il est né par la toute-puissance de la guerre une de ces situations violentes où tout est en suspens, où rien n’est à sa place, où chacun attend l’heure favorable pour faire un pas en avant ou pour prendre une revanche. La politique française, on le sent aujourd’hui, porte la peine de ce qu’elle a fait ou plutôt de ce qu’elle n’a pas fait et de ce qu’elle a laissé faire en 1866. Elle est dans la condition de toutes les politiques qui ont vu leurs desseins audacieusement biffés par de foudroyantes catastrophes, et elle se recueille en ruminant ces programmes où elle déclarait qu’elle « repoussait toute idée d’agrandissement territorial tant que l’équilibre européen ne serait pas rompu, » qu’on ne pourrait songer « à l’extension de nos frontières que si la carte de l’Europe venait à être modifiée au profit exclusif d’une grande puissance… » Elle ne peut se dissimuler que, dans cette série d’événemens qui ont commencé il y a trois ans, elle a proposé et d’autres ont disposé, que l’Autriche n’a pas conservé tout à fait « sa grande position en Allemagne, » que les états secondaires de la confédération germanique ont acquis « une union plus intime, une organisation plus puissante, » que la Prusse s’est donné u plus d’homogénéité et de force, » mais tout cela à notre détriment. Et si nous rappelons ces déclarations de la lettre impériale du 11 juin 1866, ce n’est point par un stérile plaisir de réminiscence historique, c’est parce que ces programmes sont en réalité le point de départ d’une situation qui est restée la même depuis le lendemain de la guerre d’Allemagne, où il n’y a eu d’autre modification que d’immenses armemens accumulés dans l’attente de la crise définitive pour laquelle tout le monde se prépare. La politique française a certainement sa part dans ce trouble invétéré de l’Europe, qu’elle entretient parce qu’elle n’est pas satisfaite, et il y a un homme qui avec tout son bonheur a, lui aussi, plus que tout autre une responsabilité singulière : c’est M. de Bismarck, c’est le tout-puissant vainqueur de 1866.

La responsabilité de M. de Bismarck, c’est de n’avoir pas eu une clairvoyance supérieure dans la victoire, et d’avoir entretenu au sein de l’Europe une incohérence violente qui peut être une menace pour son œuvre elle-même. Il a vaincu, nous le voulons bien ; il a montré une habileté hardie et sans scrupules tant qu’il s’est agi de préparer la lutte où il se