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saire et indispensable, celui de l’indépendance de l’Orient. Quiconque a suivi avec un peu d’attention la marche des événemens en Orient depuis la fondation du royaume hellénique sait bien que l’Europe a marché, bon gré, mal gré, dans le sens de l’indépendance de l’Orient. Prenez la question égyptienne, qui a tant agité l’Europe en 1839 et 1840, qui a forcé Paris d’avoir des remparts. D’où vient que l’Europe s’était tout entière coalisée contre nous avec des degrés différens de jalousie et d’aigreur ? C’est qu’on était parvenu à lui faire croire que nous voulions avoir en l’Égypte, sinon la domination, du moins la prépondérance. L’indépendance de l’Orient était en jeu. De même qu’en 1830 personne n’avait voulu que personne régnât en Grèce à la place de la Turquie, qui n’y pouvait plus régner, de même en 1830 personne ne voulait que la France prédominât en Égypte. Seulement en 1840, pour exclure la France de l’Égypte, on s’avisa d’y restaurer la Turquie. On ne voulut pas consolider Méhémet-Ali en lui donnant la Syrie, qu’on aima mieux rendre à l’anarchie ottomane. On manqua l’occasion qui s’offrait de créer encore en Orient une indépendance, c’est-à-dire quelque chose qui, ne pouvant plus être turc à cause de la défaillance matérielle de la Turquie, ne pourrait plus désormais être russe, ou anglais, ou français, ou autrichien, parce que l’Europe ne permettrait aucun agrandissement européen en Orient. J’ai entendu des diplomates d’alors dire qu’il fallait bien se garder de créer dans la Méditerranée un grand état musulman ; on avait l’air de craindre que les Sélim, les Saliman ne ressuscitassent en Méhémet-Ali. J’ai toujours pensé qu’on craignait beaucoup moins en lui le serviteur fanatique de Mahomet que le serviteur docile de la France, en quoi on le calomniait ; il n’était le serviteur que de son ambition et de son intérêt.

L’événement qui de nos jours a le mieux manifesté l’indépendance inévitable de l’Orient chrétien et la résolution qu’avait prise l’Europe de ne laisser s’ouvrir la succession de la Turquie au profit d’aucune puissance européenne, ç’a été la guerre de Crimée et le traité de 1856.

De même qu’en 1840 l’Europe avait craint, fort mal à propos, que la France ne prît sur l’Égypte une prépondérance dominatrice, de même en 1853 l’Europe craignait, non sans raison cette fois, que la Russie ne s’arrogeât sur la Turquie un droit de prépotence politique et d’ingérence administrative qui détruirait l’équilibre de l’Europe en changeant la Turquie en vassale et la Russie en suzeraine. On se souvient de la mission du prince Menchikof et de l’insolence qu’il y affecta. Ce n’était certes pas une incartade du prince Menchikof, c’était un système convenu. Il ne faut pas oublier que,