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menait boire et qu’on avait peine à retenir, entrant à mi-corps dans la mare pour apaiser plus vite leur soif ardente, tendant le cou et frappant du pied l’eau qui jaillissait autour d’eux; — les hommes groupés auprès des petites gamelles de fer-blanc où ils faisaient détremper leurs biscuits; — quelques instans après, l’arrivée des chameaux, qui nous avaient rejoints; — le remplissage des tonneaux, qui dura tant qu’on put ramasser au-dessus de la boue quelque chose de liquide, voilà les principaux traits du tableau dont nous ne distinguions que vaguement les détails à travers la brume qui s’élevait au-dessus du r’edir. A cinq heures, on se remit gaîment en marche. Les chevaux, qui avaient puisé dans cette eau bourbeuse des forces inattendues, partirent au trot avec entrain. D’après les rapports de l’espion, nous devions être tout près de l’ennemi; les hommes le savaient, et cela se sentait à un frémissement inaccoutumé dans les rangs. Lorsque après une heure de marche les premiers cavaliers de la colonne gravirent les berges de la rivière et apparurent sur le plateau, chacun s’attendait à entendre des coups de fusil. On mettait son cheval au galop pour sortir plus vite de la rivière et savoir plus tôt ce qui se passait; mais on n’apercevait que le désert nu et silencieux, — nulle trace des tentes si désirées du camp ennemi. Il y eut là un moment de cruel désappointement. Sans en avoir reçu l’ordre, la petite troupe se remit au pas.

La journée avançait, nous marchions toujours. La chaleur était insupportable (nous étions alors sous le 32e degré de latitude). La fatigue commençait à nous dompter. Les mêmes hommes qui trois heures auparavant ne rêvaient que coups de fusil et razzia ruminaient maintenant sur la soif, les blessures possibles, l’absence de cacolets et de médicamens. Les réflexions arrivaient en foule. On était dans un pays inconnu, le guide nous trahissait peut-être. Que faire, si on ne trouvait pas d’eau? En sentant son cheval épuisé fléchir sous soi, chacun se demandait avec effroi quel serait son sort, s’il venait à s’abattre. Le découragement s’augmentait encore de l’ignorance complète où nous étions tous, officiers et soldats, de ce qui intéressait notre marche. La position des puits, celle de l’ennemi, les divers renseignemens qui lui arrivent, ses intentions surtout, sont autant de secrets que le chef doit garder avec soin pour lui seul ; la réussite de son plan est à ce prix. Le soldat français s’accommode mal d’un rôle trop passif; il veut savoir où il va, ce qu’il fait, pourquoi il souffre. C’est à la condition de le lui dire que vous obtiendrez de lui tout ce qu’il est capable de donner. D’heure en heure, on s’arrêtait cinq minutes pour faire souffler les chevaux et donner aux traînards le temps de rejoindre. On profitait de cette courte halte pour se reposer un instant par terre à l’ombre de son cheval ; mais le soleil au zénith rendait cette ombre si petite qu’il