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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/35

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n’avançaient plus qu’à coups d’éperon. Quelques-unes tombaient pour ne plus se relever, — d’autres précédaient tristement leurs maîtres, qui les poussaient devant eux. Les chasseurs espéraient remplir en passant leurs gourdes aux r’dirs de Bou-Aroua, où nous avions fait halte la veille au matin : ils s’y précipitèrent; mais déjà le soleil commençait à fendiller la première couche de boue, dont toute trace d’humidité avait disparu. Je vis alors des hommes se disputer cette boue infecte, la mettre dans leurs mouchoirs, et la presser jusqu’à ce qu’il en sortît quelques gouttes épaisses qu’ils buvaient avec avidité.

Je ne pense pas qu’un seul de nous fût arrivé à cheval à Mengoub, si la Providence n’était venue à notre aide. Nous remontions toujours la rivière, et nous avions dépassé le point où nous y étions entrés l’avant-dernière nuit. Il était environ trois heures. Le palais desséché, la paupière appesantie, sans mot dire, chacun s’abandonnait au pas de son cheval, qui marchait lentement et la tête basse. Chaque fois qu’il trébuchait, un mouvement nerveux de la main qui tenait la bride réveillait un instant le cavalier; mais la main retombait bientôt sur le pommeau de la selle, et l’animal continuait à faire mouvoir avec peine ses membres fatigués. Tout à coup les chevaux, saisis d’une ardeur dont nous ne les pensions pas capables, se ranimèrent, prirent le trot d’eux-mêmes, et nous amenèrent au bord d’un bassin que cachait à nos regards un bouquet de tamaris et de lauriers-roses. Nous avions passé depuis quelques jours par bien des alternatives d’espérance et de regret, de plaisir et de souffrance; mais nulle part je n’ai été témoin d’un enthousiasme pareil à celui que fit éclater la vue soudaine de cette eau fraîche et limpide. Les soldats, qui ne savent pas plus se modérer que des enfans, s’en donnaient à cœur-joie. Ils y eussent mis moins d’ardeur, si c’eût été du vin coulant des fontaines publiques un jour de fête populaire. En moins de cinq minutes, quelle transformation s’était opérée en nous! On eût dit qu’une fée bienfaisante nous avait touchés de sa baguette magique. La joie la plus bruyante avait succédé chez les hommes à une tristesse voisine du désespoir; les sombres pensées, noyées dans l’eau du bassin, avaient fait place à une confiance exagérée; on se sentait alors capable de tout oser. Je me disais avec regret que la découverte de ce r’edir dans la nuit du 17 eût probablement changé pour nous le résultat de l’expédition. En nous fournissant de quoi remplir nos tonneaux, il nous eût permis de franchir aisément la courte distance qui nous séparait encore de l’ennemi et de remporter sur lui un avantage décisif; mais ce n’était pas le moment d’avoir des regrets. L’instant d’après, je riais tout seul des accès de folle gaîté auxquels se livraient nos chasseurs, et j’admirais ce caractère charmant du soldat français qui lui permet