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l’aperçoit à peine ; c’est la belle et pure lumière qui attire et qui frappe, — bons cœurs simples, vertus sans étalage, vaillances muettes, que le monde ignore et qui sont pourtant comme les couches fécondes d’où sort tout ce qui fait l’honneur de l’humanité. Reuter a excellé dans la peinture de ces âmes moyennes et de ces existences modestes : il y a trouvé l’émotion, l’intérêt, le dramatique même. La sincérité en définitive est la seule mesure commune des choses de l’âme : qu’importent le théâtre et le costume des acteurs? C’est le drame humain qui se joue, et, si la scène est vraie, vous serez irrésistiblement saisi. C’est peu de chose sans doute dans le train du monde qu’un campagnard ruiné et qu’une jeune femme morte de peine et de misère. Allez au fond, toute la vie est là : c’est la plus grande affection brisée, toutes les espérances anéanties, une âme qui sombre et se déchire; qu’un peu de lumière d’en haut vienne éclairer le tableau, il grandit et se transforme, ce qu’il a d’humain paraît, et l’émotion s’éveille. Citons parmi tant d’autres les pages qui ouvrent le roman. — On a vendu les derniers meubles chez Karl Havermann, c’est demain qu’on enterre sa jeune femme. Tout le monde s’est retiré, il rentre pour une nuit encore dans la maison vide; une domestique fidèle veillait la pauvre morte, il l’envoie se reposer, et reste seul avec sa fille, qui pleure silencieusement, près du cercueil entr’ouvert. Bientôt il n’y peut tenir, il étouffe, il ouvre la fenêtre, respire et regarde au dehors.


« La nuit était sombre pour la saison, aucune étoile au ciel, tout était voilé de noir, une brise douce et chargée de vapeur sifflait et gémissait dans le lointain. La caille fit entendre son appel de pluie, et doucement tombèrent les premières gouttes sur la terre altérée, qui bientôt exhala comme un remercîment ce parfum bien connu de l’agriculteur et le plus précieux pour lui, cette vapeur de la terre où nage toute la bénédiction de son labeur. Combien de fois elle avait rafraîchi son âme, et chassé les soucis eu réveillant l’espoir d’une récolte meilleure! Maintenant il était délivré des soucis, mais aussi des joies... à referma la fenêtre et revint à l’enfant, il la souleva vers le cercueil; elle caressait de ses petites mains chaudes le visage glacé de la morte, et murmurait de douces paroles; puis elle regarda son père avec ses grands yeux comme pour lui demander quelque chose d’incompréhensible, et dans son langage enfantin elle lui dit : « Petite mère a froid... — Oui, dit Hawermann, petite mère a froid, » et les larmes lui tombèrent des yeux... Il s’assit sur un coffre, prit l’enfant sur ses genoux, et pleura amèrement. La petite commençait aussi à pleurer, et en pleurant elle s’endormit. Il la serra contre lui et l’enveloppa chaudement dans son manteau. Il resta ainsi toute la nuit, gardant fidèlement le cadavre de sa femme et de son bonheur. »