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traduire ce que nous appelons esprit. Il aime la vie et ne le cache pas ; non qu’il se paie de l’optimisme superficiel des natures bornées et satisfaites; il a cette haute indulgence du cœur qui plane sur les misères communes. Il tient qu’il y a plus de fous que de méchans, qu’il faut rire des uns, qu’il faut plaindre les autres, et que, pour qui sait voir, ce monde renferme assez de beautés pures et de grandeurs simples pour que l’on prenne en patience les médiocrités passagères. Rien donc d’acrimonieux en lui; les violences répugnent à cette âme modérée avant tout. Il ignore ce que l’on appelle les grandes passions, et ne saurait les peindre. L’amour, en tant qu’élément dramatique, est pour ainsi dire absent de ses ouvrages : il n’y est guère qu’un ornement discret. « La plus suprême marque de sagesse, dit Montaigne, c’est une esjouissance constante; son état est toujours serein. » Cette sagesse, chaque page de Reuter en est empreinte, elle est le fond même de sa pensée, et c’est en définitive ce qu’il y a de meilleur en lui. Un bon tempérament moral, un art sans effort, produit direct de la vie, exquis comme toutes les œuvres de la nature, voilà Reuter.

On a beaucoup dit que Reuter était un écrivain populaire; il faut s’entendre sur le mot et ne le prendre ici, comme on fait chez nos voisins, que dans le sens le plus large et le plus élevé. Les Lieder que chante le peuple sont la fleur même de la littérature allemande. Populaire de cette façon, Reuter l’est au plus haut degré. Tout le monde le lit, tout le monde peut l’entendre et l’apprécier, sans qu’il ait eu besoin, pour cela, de faire aucun sacrifice aux passions de la foule. Il tranche complètement sur ses contemporains; depuis Henri Heine, personne d’aussi marquant n’avait paru. Faut-il voir dans le succès de ses ouvrages le début d’une évolution nouvelle dans les goûts du public? Reuter fera-t-il école? Les critiques allemands eux-mêmes, si enclins aux généralisations, n’ont essayé que bien timidement de tirer de ses écrits des conséquences de ce genre, tant cet homme est lui-même, tant il est dégagé de tout parti-pris. S’il marque une tendance, il le fait sans le savoir. L’ingénu, le naturel, voilà où il faut toujours en revenir quand on parle de lui. « Fouillez à pleines mains dans le sein de la vie, disait Gœthe; partout où elle palpite, vous trouverez l’intérêt. » Reuter a suivi ce précepte ; il a puisé à la source qui ne tarit pas, et il y a trouvé la fraîcheur qui ne passe point.


ALBERT SOREL.