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là que le commandant en chef de l’armée anglaise eut une dernière entrevue avec le prince Kassa, ce chef du Tigré dont le concours avait été si précieux jusqu’à la fin. Sir Robert Napier tenait à laisser à Kassa un témoignage éclatant de la gratitude de l’Angleterre : 1,500 fusils Enfield et une batterie de montagne de pièces à âme lisse, présent inestimable pour ce chef, payèrent les services constans et dévoués qu’il avait rendus. Les dernières marches dans les gorges des montagnes devaient être les plus pénibles. Il avait suffi de quelques jours de pluie pour emporter toute trace de la belle route ouverte peu de mois auparavant. En quelques passages, et notamment dans ce défilé si bien nommé par les Anglais l’Escalier du Diable, c’était un véritable chaos. Des soldats isolés périrent dans cet endroit, surpris par un orage subit qui y accumula plus de 30 pieds d’eau. Malgré ces difficultés et ces quelques accidens, la retraite s’acheva heureusement. Dès les premiers jours de juin, l’armée avait évacué les plateaux, l’embarquement se poursuivait sans relâche. On a vu déjà que les corps ne stationnaient même pas un jour dans la plaine torride de Zoulla ; on n’avait laissé sur ce point que le personnel rigoureusement nécessaire pour surveiller l’embarquement. Sir Robert Napier demeura le dernier de tous à Zoulla, fidèle à sa promesse de veiller jusqu’au dernier instant avec sollicitude sur l’armée qui lui était confiée. Le 13 juin 1868, pas un soldat anglais ne restait sur la terre d’Abyssinie. Le matériel encombrant et en particulier celui de la voie ferrée, qu’il avait été impossible d’embarquer, fut confié à la garde d’un bataillon de troupes égyptiennes campé dans les environs jusqu’au jour où une saison moins chaude permettrait d’en venir faire l’enlèvement. La flotte anglaise quitta Annesley-Bay après un séjour de neuf mois, et bientôt à l’activité bruyante du camp succéda le silence du désert. Quelques baraques encore debout marquaient seules la trace du passage éphémère de la civilisation occidentale sur ces rivages.

Ces notes devraient s’arrêter ici. Au lendemain du jour où le dernier navire s’éloigna de la baie d’Annesley, tout était fini pour l’Angleterre en Abyssinie. L’expédition n’était plus qu’un souvenir glorieux pour l’armée de sir Robert Napier, étrange et passager pour ces races que la présence des soldats anglais avait un instant étonnées. Cependant n’est-on pas tenté de se demander quel sera l’avenir de l’Abyssinie et quelle influence la chute de Théodoros peut avoir sur les destinées de ce pays ? Assurément le passage rapide des Anglais n’y laissera pas de traces suffisantes pour ouvrir une ère de progrès. De temps immémorial, l’Abyssinie a été partagée entre une foule de petits chefs et déchirée par des luttes intestines sanglantes. L’empire éphémère fondé par Théodoros ne saurait lui survivre ; déjà bien avant l’arrivée de l’armée anglaise,