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instincts généreux ont cependant entraîné, ce me semble, au-delà de sa propre pensée, déclare à deux reprises qu’entre l’homme et le singe il y a un abîme encore impossible à combler[1]. En un mot, tous ces hommes de savoir sérieux ont fort bien compris, même au milieu des polémiques ardentes que soutenaient quelques-uns d’entre eux, que l’origine simienne de l’homme, inacceptable à tous les points de vue, est surtout inconciliable avec la théorie de Darwin.

Comment donc a pris naissance cette croyance populaire que Darwin faisait de l’homme le petit-fils du singe ? Comment des hommes fort instruits d’ailleurs et même quelques vrais savans se sont-ils laissés aller un instant à soutenir une hypothèse en contradiction flagrante avec la doctrine dont ils se proclamaient les disciples ? C’est qu’encore une fois le dogmatisme et l’anti-dogmatisme ont pris pour prétexte de leur lutte une question essentiellement scientifique qu’ils n’avaient pas étudiée, et se sont heurtés sur un terrain qui leur était également mal connu ». C’est à Oxford, dans une session de l’Association britannique, que la querelle commença. Le lord-évêque de cette ville attaqua les idées de Darwin avec des armes qui paraissent lui être familières, et le premier il crut pouvoir dire que la théorie de la sélection naturelle avait pour conséquence de nous faire descendre de quelqu’un des singes vivans. Les sarcasmes de sa seigneurie blessèrent l’amitié dévouée de Huxley, qui, prenant la défense « du lion malade, » ramassa le gant jeté avec une imprudente étourderie. « Si j’avais à choisir, répondit-il, j’aimerais mieux être le fils d’un humble singe que celui d’un homme dont le savoir et l’éloquence sont employés à railler ceux qui usent leur vie dans la recherche de la vérité. » Plus tard, Vogt devait aller plus loin et déclarer « qu’il vaut mieux être un singe perfectionné qu’un Adam dégénéré. »

Il n’est pas surprenant que bien des gens aient mal compris une question ainsi posée dès le début, et se soient crus obligés de condamner ou d’acclamer Darwin sur parole. Ils s’imaginaient défendre leurs croyances religieuses ou philosophiques. En réalité, le savant anglais n’avait pas même abordé la question des origines humaines. À peine trouve-t-on dans ses écrits deux ou trois allusions très indirectes et faites en passant à la possibilité d’appliquer ses idées générales à ce problème spécial. Si jamais il le traite avec quelque détail et en sortant du vague que ne permettrait pas un semblable sujet, on peut compter sur un travail curieux où abonderont les preuves d’un savoir immense et d’un esprit des plus pénétrans ;

  1. De la place de l’homme dans la nature, préface de l’édition française et chap. II.