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ils repassent dans leur esprit, comme faisaient leurs pères du XVIIIe siècle, les scènes qui remplissent la longue histoire de l’intolérance religieuse, et pour le présent ils se disent que, si le temps n’est plus où on égorgeait les enfans sur les autels, c’est encore le fanatisme sous une forme plus douce qui les enlève à leur mère pour les enlever à leur religion.

Maintenant il n’y aura qu’une stricte justice à reconnaître que ces réserves de M. Martha, cette circonspection, cette habileté, ces ménagemens de toute espèce, sont mis constamment par l’auteur au service des meilleurs sentimens et des vérités les plus utiles. Ce n’est pas seulement Lucrèce qu’il fait goûter, c’est la liberté de la pensée, d’une pensée même plus hardie et, à son sens, plus téméraire que la sienne, pour laquelle il plaide dans tout le volume en avocat consommé. Ces rapprochemens avec les grands spiritualistes et les grands chrétiens, s’ils sont quelquefois trop complaisans pour ceux-ci, couvrent la philosophie de Lucrèce aux yeux de plus d’un lecteur. M. Martha lui vient en aide non pas seulement par ces argumens de détail, mais par des vues très générales et très hautes. « Ne voit-on pas chez nous, dit-il, que les doctrines religieuses et philosophiques, si divers que soient leurs principes et leurs dogmes, se trouvent d’accord le plus souvent dès qu’il s’agit de devoirs et d’honnêteté commune ? Il est même fort heureux que l’honnêteté puisse découler de tous les principes. » Tout en se gardant bien de prononcer le mot suspect de morale indépendante, il fait accepter la pensée comprise d’ordinaire sous ce mot, et il amène ses lecteurs à être « équitables pour toutes les doctrines, pourvu qu’elles soient sérieuses et méditées. » Il fait respecter de la même manière la neutralité de la science, je parle de la science de la nature extérieure. Après avoir montré que la doctrine de l’école d’Épicure sur les antipodes, que l’église ne voulait pas admettre, est devenue celle des pères, il prononce que « les opinions sur la physique ne sont point par nature religieuses ou impies ; » il demande qu’on ne repousse pas une doctrine sur la nature sous le prétexte qu’elle est amie ou ennemie. « Est-elle vraie, est-elle fausse ? Voilà toute la question. Elle est impie aujourd’hui, elle sera peut-être religieuse demain. » Tout le monde ne l’en croira pas quand il ajoute que les systèmes d’abord condamnés de Copernic et de Galilée ont fourni depuis à la religion des armes nouvelles ; mais, si l’observation est douteuse, le conseil qu’il y rattache est excellent, celui de ne rien persécuter et de ne rien maudire. C’est ainsi qu’ailleurs, relevant cette attente de la fin prochaine du monde dont le poète se montre si ému, il s’écrie : « Bizarre fortune des idées ! ces craintes d’une philosophie incrédule deviendront au moyen âge les craintes de la piété. Ces peuples entiers, qui attendaient avec anxiété l’an mil, qui se hâtaient de donner leurs biens aux églises, ne savaient pas qu’ils cédaient à une