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Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/802

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assez vive, mais vulgaire en somme, où manque précisément ce qu’on a loué si fort, l’élévation des sentimens et la vérité de la passion. Ce désappointement est tel qu’il faut s’en défier pour être juste. Oubliez les modèles qu’on a cités, oubliez même les émotions désordonnées, mais généreuses, qui essayaient de renouveler la scène il y a quarante ans, et, si vous êtes obligé de condamner bien des choses dans l’œuvre de M. Sardou, vous y trouverez aussi des intentions, des symptômes, des éclairs, qui méritent d’être signalés avec éloge.

La toile se lève sur un tableau lugubre. Il s’agit de peindre la condamnation à mort de tout un peuple. Les commissaires du duc d’Albe tiennent séance dans un marché de Bruxelles. Les accusés sont traînés devant les juges, puis envoyés aux bourreaux. L’interrogatoire n’est pas long, la besogne marche vite. C’est une tuerie épouvantable. On brûle, on pend, on noie tout ce qui est suspect. Une terreur écrasante pèse sur la cité. De temps à autre, au milieu des arrêts de ce conseil de sang, on entend retentir la fusillade ou les vociférations de la populace. Parmi les hommes qui vont être jugés, voici un des plus nobles personnages des Flandres, le comte de Rysoor. Il a quitté Bruxelles depuis quatre jours ; au moment où il rentre dans la ville, on l’arrête. D’où vient-il ? Est-il vrai que la nuit dernière il a couché hors de sa maison ? Il faut qu’il rende compte de ce qu’il a fait pendant son absence, car tout cela sent le conspirateur et le rebelle. Rendre compte de ses actes, Rysoor ne le peut ; ce serait trahir sa cause, ce serait avouer qu’il a vu Guillaume d’Orange, et que la vengeance des Flandres est toute prête à éclater. Nier qu’il a passé la nuit hors de Bruxelles, il ne le peut davantage. Il sait donc quel sort lui est réservé, sa condamnation est inévitable. Qu’importe ? Il a fait le sacrifice de sa vie lorsqu’il est allé se concerter avec Guillaume d’Orange, il est beau de mourir avec la certitude d’avoir préparé la résurrection de son pays ; mais non, le comte de Rysoor ne mourra point. Un capitaine espagnol logé dans sa maison vient attester devant le tribunal qu’au milieu de la nuit dernière, rentrant chez lui après une fête joyeuse, la tête un peu échauffée, il a vu le comte sortir de la chambre de la comtesse. Est-ce un faux témoignage à l’aide duquel le capitaine veut arracher la noble victime aux bourreaux du duc d’Albe ? Le comte de Rysoor le croit, et déjà il remercie son sauveur. Il se trompe ; le capitaine l’a bien vu, à minuit, sortir de la chambre pendant que la comtesse l’accompagnait jusqu’au seuil. Et qui donc serait-ce, si ce n’était pas lui ? Il l’a vu, il l’a entendu. Le comte ne se souvient-il pas qu’il y a eu entre eux comme une légère altercation, que lui, dans l’ombre, cherchait son chemin avec la pointe de son épée, et que le comte, en écartant la lame, s’y est blessé la main ? Le capitaine, un peu honteux de son équipée, s’en excuse en galant homme, et il ne se doute pas qu’il vient de déchirer le cœur du comte. Le comte de