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son frère d’armes, un héros de patriotisme, à ce que l’auteur assure, n’hésite point à porter chez lui le déshonneur ! Se peut-il qu’une exaltation si tragique et si sainte laisse place dans l’âme de Karloo van der Noot, dans l’âme même de la comtesse Dolorès, à un égoïsme si odieux, à une lâcheté si basse ? Ou bien il y a là une contradiction inadmissible, au point de vue de cette vérité idéale qui est l’atmosphère de la scène, ou bien l’auteur était tenu de nous expliquer cette passion assez grande, assez impérieuse, pour contre-balancer chez Karloo l’enthousiasme du patriotisme. De ces objections si naturelles, l’auteur n’a aucun souci. Bien loin d’y répondre, c’est à peine s’il paraît les soupçonner. Il accumule les tableaux où éclatent la cruauté du duc d’Albe, le désespoir des Flandres, l’ardeur de la résistance, l’espoir de la réparation (car sa pièce est une sorte d’opéra sans musique où le décorateur doit jouer un rôle important), il accumule les scènes tumultueuses où se déploie le drame public, le drame impersonnel, le drame de la nation aux prises avec une armée de bourreaux, et il ne s’aperçoit pas que les situations du drame individuel ne sont pas de force à contre-balancer l’effet de cette immense torture. Lorsque la comtesse Dolorès, pour arracher son amant à la vengeance du comte de Rysoor, va dénoncer au duc d’Albe la conspiration qui le menace, nous sommes moins révoltés de l’infamie d’une telle trahison que nous ne sommes impatientés de l’incohérence du tableau tracé par l’auteur. Expliquez donc, pourrions-nous lui dire, expliquez donc la passion aveugle, monstrueuse, qui s’est emparée de Dolorès, ou bien ne nous rappelez pas si vivement les émotions publiques, les douleurs, les catastrophes, qui auraient dû préserver de ces lâchetés hideuses même la plus vile des créatures. Nous n’accusons pas ce que la donnée a de révoltant ; le drame admet tout à la condition de tout expliquer avec art ; nous disons seulement que la donnée, poétiquement et dramatiquement, n’est point vraie, que l’explication fait défaut, et que la pièce porte en elle un germe de mort. Voilà pourquoi, malgré la dextérité du dramaturge, malgré toute sa science des effets de détail, l’intérêt du drame proprement dit est équivoque et l’émotion nulle.

M. Victorien Sardou connaît trop bien la scène pour ne pas avoir senti lui-même l’erreur fondamentale de son œuvre. Comment donc a-t-il passé outre ? Je crois le savoir. Il a pensé que ces fautes de situation seraient couvertes par la scène qu’il espérait en faire sortir. Au moment où le comte de Rysoor apprend que l’amant de la comtesse est ce Karloo qu’il aime tant, son fils, son frère d’armes, le meilleur de ses auxiliaires dans cette conspiration qui doit sauver la patrie flamande, emporté par l’indignation, il veut le tuer, puis tout à coup, songeant que ce coupable peut rendre au pays de grands services : « Je n’ai pas le droit, dit-il, de voler à la patrie ton courage, comme tu m’as volé mon bonheur. « Il lui pardonne donc et l’envoie au combat. Certes il y a là un beau