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salles de l’hôtel de ville, les beffrois en branle et les bûchers en flammes, nous aurions laissé le spirituel dramaturge assembler la foule autour de ses tableaux. Il nous a semblé qu’il y avait ici autre chose, c’est-à-dire une intention louable chez l’auteur et dans le goût public un symptôme rassurant. On dit que la comédie et le drame empruntés au monde de l’heure présente commencent à fatiguer le public, on dit que l’art dramatique, en voulant, comme c’est son devoir, reproduire la vie contemporaine, s’est trop souvent attaché aux petites choses, aux mœurs d’hier ou d’aujourd’hui, à des réalités fugitives ou vulgaires, au lieu de se prendre à la vérité durable ; on ajoute que pour les écrivains sérieux le meilleur moyen de se renouveler serait d’échapper à cette réalité du terre-à-terre en cherchant dans un cadre moins rapproché de nous l’étude des passions éternelles. On renoncerait à l’habit noir, comme on dit, pour mettre en scène l’homme des siècles passés : excellente occasion de retrouver cette vérité idéale tant méconnue de nos jours, et qui, suivant l’optique de l’art, ne se voit guère qu’à distance. M. Sardou, avec son flair de ce que réclame le public, a-t-il voulu un des premiers ouvrir cette voie nouvelle ? Nous ne savons ; dans tous les cas, il y a là un symptôme. Il convenait donc d’examiner attentivement l’œuvre du spirituel écrivain. À quoi bon lui laisser croire qu’il a touché le but du premier coup ? Ce serait faire tort à un aimable esprit qui nous doit des œuvres plus vigoureusement conçues, plus soigneusement exécutées. Certes, si l’on compare le drame de Patrie aux œuvres précédentes de M. Victorien Sardou, ce n’est que justice d’y signaler un généreux effort. Bien que ses forces aient trahi son élan, l’élan est digne de sympathie. Quelques épisodes heureusement traités, la mort du sonneur, le rôle si français de M. de La Trémouille, indiquent une main d’artiste. Le jour où M. Sardou, si maître de son art dans les détails, voudra bien soumettre les données premières de l’œuvre à une méditation plus forte, on peut lui prédire un succès de bon aloi. Qu’il ne se contente plus si vite, qu’il s’accorde le temps d’étudier les passions de ses personnages, qu’il se préoccupe de l’harmonie et de la vérité au lieu de chercher les sur prises dans les disparates, surtout qu’il ne s’expose plus à prendre la violence pour l’émotion et la déclamation pour l’héroïsme ; s’il veut poursuivre la haute veine du drame tragique, ce sont là des conditions impérieuses ; le plus habile des arrangeurs ne saurait s’y soustraire impunément.


F. DE LAGENEVAIS.

L. BULOZ.