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au concordat, recevant toujours et ne rendant jamais, elle envahirait peu à peu tout le territoire. La plus grande partie de la richesse passerait aux mains de congrégations qui ont fait vœu de pauvreté. La crainte du purgatoire et le testament sont une source intarissable de libéralités pieuses, car qui ne donnerait volontiers une partie au moins de ce que la mort va lui ravir en échange d’une éternité bienheureuse, récompense assurée des bienfaiteurs de l’église ? Les corporations religieuses ayant obtenu la personnification civile et la liberté d’acquérir, il est inévitable qu’elles finissent par tout posséder. Un être qui ne meurt jamais doit infailliblement hériter à la fin de tout ce que possèdent des familles qui passent et s’éteignent. Devenue ainsi propriétaire unique de tous les biens, l’église dirigerait à la fois les intérêts temporels et spirituels des populations. La vie économique serait soumise à la même autorité que la vie religieuse. Dans les champs, dans l’atelier, l’homme obéirait au même maître que dans le temple. L’unité de commandement serait rétablie[1]. Les libertés modernes seraient nécessairement proscrites. Comme le disait récemment une publication en tout approuvée par le Vatican, la Civittà cattolica, ces libertés sont une peste et un délire : or comment pourrait-il être licite d’introduire la peste dans un pays ? La liberté des cultes surtout est contraire et aux divins enseignemens et à l’intérêt de l’état, et les princes sont tenus de la repousser par tous les moyens dont ils peuvent disposer. Force de loi serait donc donnée à l’Index, et tous les ouvrages condamnés, y compris Bossuet, livrés aux flammes. L’enseignement tout entier serait aux mains du clergé. Les jésuites élèveraient les enfans des riches, les curés ceux du peuple. Rien dans

  1. Dans une brochure intitulée OEsterreich unter dem Concordat (l’Autriche sous le concordat), un officier des troupes saxonnes, en garnison aux environs de Vienne après Sadowa, raconte d’une manière très intéressante l’impression que lui fait le pays pour lequel il vient de combattre. Tout le remplit de surprise : l’ignorance des habitans, leur soumission au clergé, les pèlerinages, la dévotion aux reliques, les persécutions auxquelles donnent lieu les mariages mixtes, l’absence d’activité intellectuelle, l’indifférence générale. Quel contraste avec mon petit pays de Saxe ! s’écrie-t-il. Un jour, il voit passer un prélat ; tous les gens du village se précipitent à genoux et baisent sa main. L’officier saxon salue, mais ne se jette pas à terre ; le prélat indigné remonte dans sa voiture. Le dimanche suivant, le curé explique à ses paroissiens que l’Autriche a été vaincue parce qu’elle s’est alliée à des hérétiques. J’ai pu juger par moi-même combien cet esprit d’intolérance était poussé loin. A Prague, j’étais entré dans l’église des jésuites ; une foule immense s’avançait, en colonnes serrées, vers l’autel pour baiser un reliquaire. La cérémonie ne m’étonnait pas, elle s’accomplit chaque jour dans mon pays ; mais j’étudiais avec attention le type des fidèles pour tâcher d’y démêler les caractères du sang tchèque. Quoique rien dans mon attitude ne pût le choquer, le père officiant me regarda avec fureur, puis s’élança vers moi en me disant : « Ceci n’est pas une comédie. » La foule partageait l’indignation de son pasteur, et c’est ainsi que se commettent parfois de regrettables attentats. J’appris en sortant que c’était la fête de saint Ignace, et que la relique qu’on baisait était un morceau du tibia de ce saint.