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comme des coups de poignard, dénotent le talent dramatique. La musique se ressent des modèles italiens et français ; mais l’individualité du compositeur éclate aussi bien dans la fierté héroïque de ses larges mélodies que dans la chaleur et la richesse de son coloris instrumental. En somme, Rienzi est déjà l’œuvre d’un maître indépendant sans être celle d’un novateur.

Où faire représenter cet opéra à grand spectacle ? Richard Wagner se le demandait avec impatience à son pupitre de chef d’orchestre, dans le théâtre mesquin de Riga, en face d’une troupe médiocre et de décors rapiécés. Rienzi demandait une grande scène, des chanteurs éprouvés, des décors splendides, enfin toutes les ressources d’un théâtre de premier rang. Où le trouver en Allemagne et comment y arriver ? Ses regards se tournèrent alors vers le brillant foyer de gloire qui de ses feux miroitans éblouit toute l’Europe, vers Paris. Il résolut de s’y rendre et d’y tenter la fortune. On taxa ce projet de folie, tous ses amis se conjurèrent pour l’en détourner. Peine perdue ; Richard Wagner n’a jamais été l’homme des demi-résolutions et des longs détours. La même puissance de désir qui le domine dans la création poétique le pousse dans sa vie à l’action, et l’arme d’une volonté de fer. Qu’en dira-t-on et que deviendrai-je ? Ces questions, qui retiennent la plupart des hommes au seuil des tentatives risquées, n’ont jamais étouffé chez lui la voix intérieure, plus puissante que tout le reste, qui dit à un moment donné : il le faut. Donc, sitôt dit, sitôt fait. Il donne sa démission de chef d’orchestre à Riga, et s’embarque pour la France, sachant à peine le français, sans recommandation, presque sans ressources. Cette entreprise téméraire devait l’abreuver d’amertumes ; mais les déceptions mêmes qui s’ensuivirent l’amenèrent à la conscience de ses forces.

La traversée fut orageuse. Elle offrit comme une image lugubre de la destinée qui menaçait l’artiste audacieux dans la grande capitale. Une tempête furieuse jeta le navire sur les côtes de Norvège ; il fallut relâcher dans un fiord. Ce fut aux lueurs sinistres de cet orage, aux cris des matelots dans la tempête, au rugissement des vagues contre les promontoires escarpés de la Scandinavie, que l’idée du Vaisseau fantôme surgit pour la première fois dans l’âme du poète ; mais le sombre vaisseau, avec ses voiles couleur de sang et son triste capitaine, ne fit que passer à ses yeux, rapide comme une flèche, sous l’embrasement d’un éclair. Il ne revint le hanter que trois ans plus tard, le jour où l’artiste amèrement déçu, seul dans un monde étranger, se sentit, lui aussi, comme perdu sur une mer sans rivages, sans autre horizon que la misère et le désespoir.

En 1839, M. Richard Wagner, âgé de vingt-six ans, arrivait à Paris avec la ferme résolution de se plier à toutes les nécessités de sa