Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 80.djvu/962

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

remarquable énergie chez l’artiste dont nous esquissons l’histoire, et pourquoi ne pas le dire ? c’est un honneur qu’on ne saurait estimer trop haut de n’avoir pas faibli à ce moment décisif. Au lieu de se plaindre à ses amis, plus abattus que lui-même, il se retire tranquillement dans la solitude que lui fait l’adversité, et là, au milieu de ce cruel isolement moral, de cette nuit profonde où tant d’étoiles naguère si brillantes se sont éteintes l’une après l’autre, il jure à l’idéal qu’il sent en lui une foi plus ardente encore, un dévoûment plus absolu. La légende du Vaisseau fantôme repasse devant ses yeux, le fascine comme le spectre de sa propre destinée, et s’empare de son imagination avec un charme tyrannique. Ayant rompu violemment ses attaches avec la patrie dans l’ivresse d’une espérance sans bornes, égaré dans un monde étranger, presque ennemi, ne sachant où le besoin le poussera et dans quel sombre avenir va l’emporter le hasard, comment n’eût-il pas éprouvé une secrète sympathie pour le sombre marin errant et maudit de Dieu ? À ce moment, la vision éblouissante de la gloire disparaît devant le génie impérieux de l’inspiration. Il faut qu’il mette au monde l’idée qui le remplit, qu’il fasse vivre et parler ce triste héros, malheureux, mais invaincu, qu’il aime déjà comme un frère. Qu’importe le reste ? Seul, obscur, sans arrière-pensée, sans espoir de succès, il se met à l’œuvre. La musique vient à son aide, il se sent libre et poète pour la première fois : libre, parce qu’il brise les formes convenues de l’opéra dans l’essor d’un sentiment souverain, poète, parce qu’il se livre sans réserve à son idée et s’y absorbe tout entier. Par ce travail plus spontané, plus fougueux que tous les autres, l’artiste entrait dans une phase toute nouvelle ; il avait touché terre et prenait possession de son domaine. Après avoir longtemps cherché un terrain favorable pour le drame qu’il rêvait, il le trouve enfin dans le mythe populaire. Rappelons en deux mots la légende du Vaisseau fantôme et voyons ce qu’elle est devenue dans l’opéra. Elle se forma chez les marins du XVe et du XVIe siècle, dans les expéditions hasardeuses sur les mers inconnues. On racontait qu’un capitaine de vaisseau s’était acharné à franchir le cap des Tempêtes contre vents et marées. Cent fois la mer le rejette du promontoire fatal, cent fois il revient à la charge, et dans un accès de rage il jure par un serment épouvantable de persister, fût-ce pendant l’éternité. Le démon l’entend, le prend au mot et le condamne à errer à jamais d’un pôle à l’autre sur le sauvage océan, maudit de Dieu, terreur des hommes, messager de naufrage pour les navires en détresse. Cette tradition se retrouve chez tous les peuples marins, et s’appelle en Allemagne le Hollandais volant (Der fliegende Holländer), parce que son navire vole comme le vent, incarnation fantastique du génie aventureux des voyages et des découvertes, qui n’a d’autre patrie