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On devine l’intérêt psychologique qui s’attache aux développemens, aux transformations, aux combinaisons, aux réminiscences multiples et toujours significatives de motifs aussi caractéristiques. Ce ne sont pas de froids symboles, de simples moyens mnémotechniques ; ce sont des thèmes étonnamment persuasifs que l’imagination du compositeur varie sans cesse selon les exigences du moment et l’intensité de la passion. Grâce à eux, on surprend les impulsions les plus secrètes des cœurs avant que la parole ne les confirme. On a dit que les somnambules, dans leur sommeil magnétique, voient à découvert l’âme de ceux qui leur parlent. L’orchestre de M. Richard Wagner nous donne une sensation analogue, car il fait plonger nos regards jusqu’au fin fond des hommes qui se meuvent sur la scène, et par ses révélations incessantes nous rend complices de leurs sentimens les plus intimes, de leurs projets les plus cachés.

Dans Lohengrin, la fusion complète du poète et du musicien vers laquelle l’artiste tendait depuis sa jeunesse s’est définitivement accomplie. La création sereine qui en est sortie demeurera comme une œuvre d’un ordre nouveau et complètement original. Elle marquera une date capitale dans l’histoire de la musique dramatique, la date de l’affranchissement définitif de certaines formes convenues, d’une union plus étroite de la parole et du chant. Ce n’est plus un opéra tel qu’on l’entend d’ordinaire, c’est-à-dire une mosaïque brillante de marches, de chœurs, de trios, de septuors. C’est un organisme vivant, dont toutes les parties sortent harmonieusement d’un même germe, où tout se tient, se gradue et se développe par cette nécessité intime qui réside dans la nature du sujet, enfin c’est un drame musical dans l’acception rigoureuse du mot.

M. Richard Wagner était arrivé ainsi à la vue claire de son idéal dramatique, qui se rapproche de la tragédie grecque par la structure générale, mais qui n’en est pas moins tout moderne par les sentimens et les idées. Apercevant son but, il continue d’y marcher tout droit, sans s’inquiéter des fluctuations de la critique. Je serai bref sur la suite de sa carrière. Il importait avant tout de montrer le développement instinctif, fatal et logique de sa pensée. Les événemens politiques de 1849 amenèrent un grand changement dans sa vie. Il se jeta très avant dans le mouvement révolutionnaire, espérant que la grande réforme sociale et démocratique serait le signal d’une renaissance dans tous les arts, et permettrait de fonder un grand théâtre national. La république saxonne, on le sait, fut renversée par les troupes prussiennes. M. Richard Wagner, proscrit comme l’un des fauteurs de l’insurrection, se réfugia en Suisse. Ce long exil fut pour lui une époque de méditation, de renoncement au succès immédiat, d’affermissement dans ses convictions