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L’action, une fois engagée, ne présente plus que des commencemens de situations, d’idées. Où se prendre, à quoi s’attacher dans cette série de portraits, de descriptions, de raisonnemens ? Combien de personnages qui ne servent qu’à remplir de leur physionomie sans intérêt des chapitres sans nécessité ! C’est Lord David Dirry-Moir, un bâtard du vieux lord mort dans l’exil et par conséquent frère illégitime de Gwynplaine, entièrement inutile dans le roman ; c’est la reine Anne, dont le rôle unique consiste à faire passer par un guichet une lettre à sa sœur bâtarde la duchesse Josiane ; c’est Barkilphedro, confident de tous les trois, les trahissant plus ou moins sans nécessité, et se bornant à peu près à ouvrir dans le troisième volume une bouteille rejetée par la mer, et qui aurait pu être ouverte sans inconvénient par le premier venu. Gwynplaine et Déa, le bateleur que les comprachicos ont défiguré pour imprimer sur sa face le stigmate du rire, la jeune fille que le séjour sous la neige, dans la nuit où sa mère est morte, a rendue aveugle, voilà les seuls acteurs du drame. Cet amour que le lecteur voit poindre, qu’il devine entre la difformité de l’un et la cécité de l’autre, éveille sa curiosité comme un problème du cœur sur lequel l’artiste a placé sa main puissante. La situation n’était pas tout à fait neuve : mais si nos souvenirs nous rappellent plus d’une héroïne aveugle qui dessine à son usage et dans ses ténèbres, l’image idéale d’une figure aimée, que ne pouvait-on espérer du pinceau d’un grand poète pour rajeunir cette idée ! Diderot ne veut pas que les choses se passent ainsi, et il prétend que les aveugles avec leurs mains distinguent fort bien les beaux visages ; mais Diderot dans sa Lettre sur les aveugles est plus que jamais matérialiste, et M. Victor Hugo, quand il fait voir à Déa son pauvre Gwynplaine sous la forme d’un ange, a pour lui la vérité poétique et vraiment humaine. Notre attente est malheureusement trompée. Gwynplaine et Déa parlent à peine, ils agissent encore moins. L’auteur a imaginé dans ce volume un verrou de la conscience : je crains qu’il n’ait pu ouvrir celui du cœur. Il raisonne beaucoup sur le fait providentiel d’un homme monstrueux qui adore une fille angélique, mais aveugle, d’une fille aveugle qui aime un homme monstrueux, mais d’une âme supérieure. En quoi cela peut-il intéresser, si c’est toujours lui qui tient la parole ? Tout ce qu’il développe ici ne sert qu’à montrer ce que les personnages devraient dire et qu’ils ne disent pas.

Cependant la voiture des pauvres bateleurs est à Londres, sur un champ de foire : les discours du vieux charlatan ont du succès, l’immuable grimace de Gwynplaine fait fureur ; l’homme qui rit occupe toutes les voix de la renommée. Les grandes dames elles-mêmes viennent le voir ; la belle Josiane, fille naturelle du feu roi Jacques II, s’enflamme pour le monstre ; elle lui écrit un billet