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les racines sortent de la terre, sur laquelle il se trouve étendu bientôt sous la pression du pied colossal qui achève de l’abattre. Si l’une de ces lianes immenses qui se suspendent aux grands arbres menace de blesser le voyageur qu’il porte, l’éléphant attire à lui cette sorte de câble monstrueux, le déchire, le rompt comme un enfant ferait d’un fil, et ne s’avance jamais sans avoir ouvert un large passage pour lui-même et pour la charge qui est sur son dos, et dont il semble avoir mesuré la hauteur. Nos animaux eurent à travailler ainsi pendant plusieurs jours. Laborieux et doux, ils ne témoignaient d’humeur que lorsque les cornacs, ne se bornant pas à les entraver, jugeaient nécessaire de les attacher. Cela arrivait toutes les fois que nous faisions halte dans des quartiers fréquentés par des troupeaux nombreux d’éléphans sauvages. Ceux-ci en effet, rougissant, dit-on, pour leur race, de voir leurs frères asservis, ne manquent jamais, quand ils en rencontrent, de briser leurs liens et de les contraindre à reprendre, en se joignant à eux, leur vie errante au sein des forêts sans limites. Nos animaux, mécontens, dépités, frappaient leur trompe contre terre avec un bruit sonore ou bien imitaient ces vibrations aiguës et métalliques qu’obtient un sonneur inexpérimenté soufflant dans un cor de chasse. Là s’arrêtait toujours leur colère, qui semblait n’être qu’une protestation timide.

Nous arrivâmes enfin sur la lisière des bois, et nous vîmes dans le lointain une chaîne de montagnes pelées. C’était la haute barrière naturelle qui a empêché les Annamites de se répandre dans le Laos en les parquant au bord de la mer. Nous avions atteint le point où la rivière d’Attopée, qui a probablement sa source dans ces montagnes, commence à devenir navigable. Un gros village s’est élevé en cet endroit, et nous y prîmes vingt-quatre heures de repos. Un mandarin siamois, collecteur d’impôts, qui s’y trouvait en même temps que nous, s’empressa de nous rendre visite, et se montra fort reconnaissant d’une pipe en terre que lui offrit le chef de l’expédition et dont le fourneau représentait une tête de zouave. La rivière d’Attopée est fort jolie et rappelle certaines rivières de France. Elle coule rapide entre des forêts magnifiques et presque inhabitées. Nos légères pirogues, emportées sans bruit par le courant, n’effrayaient pas les animaux sauvages qui venaient au bord de l’eau chercher la fraîcheur et l’ombre. Les sangliers, les cerfs et surtout les paons réveillaient nos instincts de chasseur, et notre table, si souvent dégarnie, aurait fait envie parfois aux chevaliers du moyen âge.