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dressaient de loin en loin dans ce désert comme des géans en deuil ; d’autres, complètement carbonisés, gisaient à terre, et nous ne pouvions que regretter l’ombre précieuse qu’ils nous auraient donnée et maudire une coutume barbare qui détruit pour détruire. Les Laotiens brûlent parfois des quartiers de forêt afin d’y établir des rivières sèches ; mais ils les incendient souvent aussi pour satisfaire cet instinct qui pousse l’homme à la dévastation, instinct stupide qui promène les ravages du feu sur des milliers d’hectares. En Cochinchine, l’administration française a dû prendre des mesures pour protéger les forêts, qui sont une des principales richesses de l’état. En brûlant ainsi au hasard, les indigènes arrivent à créer sans s’en douter d’impénétrables fourrés de bambous. Cet arbuste, grâce aux racines vivaces qu’il pousse en terre, est le seul qui survive, et, ne rencontrant plus d’obstacles ni de rivaux, il finit par couvrir d’immenses espaces à travers lesquels hommes, chars et éléphans né passent plus qu’avec une extrême difficulté.

Il reste de Muongcao peu de chose, des murs d’enceinte en brique, des pagodes, une petite pyramide élancée, sculptée comme une de ces aiguilles gothiques qui décorent nos cathédrales, une rue assez large et de grands arbres régulièrement plantés. Le Mékong, à l’endroit où nous reprîmes nos barques, était coupé de bancs de sable. Il faisait un coude brusque qui lui donnait l’aspect d’un immense lac fermé derrière nous par une série de montagnes étagées, bizarrement découpées, baignées de vapeur. Plusieurs îles verdoyantes émergeaient au milieu des eaux, qui les entouraient d’une blanche ceinture d’écume. Nous avions quelques rapides à franchir à travers des masses de grès entassées en désordre, affectant les formes étranges de monstres accroupis. Le fleuve a gravé sur les flancs polis de ces roches le niveau séculaire de ses crues périodiques. Les collines qui courent sur les rives sont boisées ; mais les feuilles avaient perdu leur fraîcheur. Des plaques jaunes étaient jetées çà et là sur les masses de verdure. Bientôt le Mékong se rétrécit ; sur la rive droite, que nous suivions, les blocs de grès élevaient une véritable muraille cyclopéenne, des roches encombraient le lit du fleuve, qui présentait à certains endroits une immense profondeur ; la sonde se perdait dans des abîmes sans fond.

Six jours après notre départ de Bassac, nous aperçûmes l’entrée de la rivière d’Ubône, appelée Sé-mun par les indigènes, et qui semble n’être qu’une bifurcation du Mékong. Celui-ci était à peu près impraticable jusqu’à Khemarat, et M. Delaporte fut chargé d’aller faire seul cette difficile exploration. Le gros de l’expédition tourna vers l’ouest, et remonta la rivière d’Ubône. On nous annonça dix