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toujours l’esprit d’une femme aussi aimable que bonne. Ce sont des invitations à dîner où l’on offre au marquis « un poulet et un rossignol, » c’est-à-dire Mlle Fel, la cantatrice qui avait inspiré à Grimm une passion malheureuse dont Rousseau se moque dans ses Confessions ; puis viennent des réflexions sur les affaires du temps, les querelles du clergé et du parlement, les intrigues de cour et l’embarras de nos finances, qui se traduit en terribles coups de ciseaux donnés par M. Silhouette dans toutes les pensions. Mme de Rochefort, atteinte comme les autres, se console en disant : « J’ai découvert une poule éternelle que je pourrai toujours manger avec mes amis. »

Parmi ces billets relatifs aux événemens du jour, il en est qui indiquent chez elle une émotion vive et sincère. A l’occasion de la disgrâce qui vient de frapper le cardinal de Bernis, elle s’écrie : « Ah ! messieurs, le vilain pays que nous habitons ! Allons-nous-en aux Indes, je vous en prie. » Bernis, coupable d’avoir voulu mettre fin à une guerre désastreuse où s’obstine Mme de Pompadour pour se montrer reconnaissante des billets flatteurs que lui adresse l’impératrice Marie-Thérèse, a offert sa démission, le roi l’a refusée ; mais c’est pour donner à Mme de Pompadour le plaisir de chasser durement et avec une lettre d’exil son ancien favori, remplacé par le duc de Choiseul. Mme de Rochefort était très liée avec le cardinal, qui avait commencé, comme Duclos, par mettre à profit le patronage des Brancas. C’est peu de temps après cette disgrâce que la comtesse, qui demeurait rue Saint-Dominique, s’installa en février 1759 au palais du Luxembourg, dans l’appartement qui lui avait été accordé par le roi en considération des services rendus par son père et de la modicité de sa fortune.

Nous voyons par les lettres du marquis que ce palais était alors un véritable caravansérail ; il nous parle de vingt-trois Luxembourgeois ou Luxembourgiens, qui se partageaient ce domicile princier, dans lequel il faut comprendre sans doute le grand et le petit Luxembourg. Il paraît aussi que les titulaires de ces logemens avaient ou plutôt prenaient le droit, quand ils ne les habitaient pas, de les louer à leur profit. C’est ainsi que le marquis de Mirabeau lui-même vint plus tard, pendant quelques années, se loger aussi au Luxembourg avec sa famille, à côté de Mme de Rochefort, dans un appartement que lui cédait, moyennant finance, Mme de Saint-Herem. Duclos nous apprend, dans ses mémoires sur le règne de Louis XV, qu’il avait également au Luxembourg un logement qu’il n’habitait pas, et qui servit en 1755 aux conférences secrètes de l’abbé de Bernis et de l’ambassadeur d’Autriche, Staremberg. Il paraît d’un autre côté que le don fait à Mme de Rochefort ne laissait pas d’être onéreux, car lorsqu’il fut question en 1776 d’établir au Luxembourg le comte de