Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 81.djvu/138

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
III

La destinée du duc de Nivernois offre une intéressante leçon de modestie aux personnages purement officiels, à ceux qui empruntent toute leur importance aux fonctions dont ils sont revêtus. Cet arrière-petit-neveu de Mazarin naquit duc et pair de France, grand d’Espagne et prince du Saint-Empire. Il fut trois fois ambassadeur, il fut ministre d’état, et cependant, s’il n’eût été que cela, il ne serait pas plus question de lui que s’il n’avait jamais existé ; il resterait confondu dans la foule obscure des ambassadeurs et des ministres d’état dont l’histoire ne prononce pas même les noms. L’histoire politique ne s’occupe guère que des premiers rôles ; tout ce qui est au second rang ne compte pas. L’histoire littéraire est moins exclusive que sa grave sœur. On peut dire d’elle, comme il est écrit dans l’Évangile, qu’il y a plusieurs demeures dans sa maison. Elle a non-seulement des premières et des secondes, mais elle a même des troisièmes places, et, si l’on voit des auteurs passer sous silence en racontant nos annales l’ambassadeur qui négocia la paix en 1763, il serait impossible de tracer un tableau un peu complet de la littérature française au XVIIIe siècle sans accorder une part d’attention à cette gracieuse figure de grand seigneur si sincèrement amoureux des plaisirs de l’esprit, des jouissances de l’imagination et des arts, capable non-seulement de cultiver avec distinction presque tous les genres de littérature, mais de gagner sa vie (il s’en fallut de peu qu’après la terreur il n’en fût réduit là) à l’aide de l’un ou l’autre de ses talens si variés. En admettant même que sa plume n’eût pu le faire vivre, le duc de Nivernois jouait du violon comme un virtuose, il composait de la musique très agréable, il chantait avec beaucoup de goût, il dessinait de très jolis portraits, et son talent d’acteur eût fait honneur à un comédien de profession[1]. A tous ces mérites, il joignait celui d’avoir fait honorablement son métier de colonel dans plusieurs campagnes, notamment dans la rude campagne de Bavière en 1743, et de n’avoir quitté la carrière des armes que par suite de l’extrême faiblesse de sa constitution. Il offrit aussi ce phénomène assez curieux au xviiie siècle d’un colonel de vingt-cinq ans écrivant des élégies

  1. On lit, dans une relation écrite par le poète Laujon des spectacles de la cour, auxquels il assistait au temps de Mme de Pompadour, que le duc de Nivernois donna au rôle de Valère dans la comédie du Méchant, de Gresset, une physionomie si distinguée que Mme de Pompadour, dans l’intérêt de l’auteur, obtint du roi de faire venir à la seconde représentation l’acteur Roselly, qui jouait ce même rôle au Théâtre-Français, afin qu’il étudiât le jeu du duc de Nivernois. Roselly en profita si bien que, suivant Laujon, ce fut en imitant le duc qu’il assura le succès, jusque-là contesté, de la comédie de Gresset.