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enfant gâté de la fortune recevait d’elle seulement le droit d’avoir sa place dans certains salons et s’accommodait, quant au reste, du plus austère régime. Nous ne voudrions ni exagérer le mérite de cette résignation, ni insister plus qu’il ne convient sur ces détails ; mais, puisqu’on les a en général ignorés, il n’était pas superflu d’en indiquer au moins quelque chose, comme il serait permis peut-être de rattacher d’autres faits biographiques plus récens au même fonds de dignité personnelle, à la même hauteur de sentiment.

Cependant le succès était venu et avec des empressemens si unanimes que celui qui en était l’objet aurait pu dès les premiers pas se croire arrivé au but. M. Lehmann n’eut garde de commettre cette méprise. Loin de s’immobiliser dans le présent en exploitant sur place la faveur qu’il venait d’obtenir, il voulut, au risque de se laisser momentanément oublier, assurer l’avenir de son talent par de nouvelles études, fortifier et compléter son éducation auprès des maîtres des grands siècles, en un mot se soustraire, par pur amour du progrès, à la notoriété actuelle et aux privilèges de plus d’un genre qu’elle semblait lui conférer : rare courage, surtout dans notre époque d’ambitions prématurées et de production hâtive, rare exemple de désintéressement en tout cas, et d’un désintéressement d’autant plus méritoire que celui qui sacrifiait ainsi des avantages prochains et faciles n’avait plus alors à s’occuper de lui seul. Il lui fallait aviser aux moyens de continuer auprès d’un jeune frère son double rôle de protecteur et de maître, et lorsque, riche d’une petite somme économisée à grand’peine sur le prix des premiers tableaux vendus, il partait pour l’Italie en 1837, il emmenait avec lui ce frère, cet élève, qui deux ans auparavant était venu le rejoindre à Paris[1].

Avant de se rendre à Rome, où tant de grands enseignemens l’attendaient et où il devait d’ailleurs retrouver M. Ingres, alors directeur de l’Académie de France, M. Lehmann avait jugé bon de consacrer quelque temps à un séjour en Allemagne. Le désir de revoir sa famille, dont il vivait éloigné depuis près de six ans., lui avait naturellement inspiré ce projet ; mais dans sa pensée il y avait là aussi, à la veille des études qu’il allait entreprendre, une période de recueillement nécessaire et comme une retraite pour s’ouvrir aux influences de l’esprit nouveau.

Certes, pour ce qui était des conditions extérieures de l’art, de la forme à la fois vraisemblable et choisie, les leçons reçues à Paris

  1. M. Rodolphe Lehmann, qui, une fois à Rome, s’y fixa pour de longues années et d’où il envoya aux expositions de Paris des tableaux dont plusieurs ont été justement remarqués, — les Marais Pontins entre autres, une Fileuse et une Pèlerine dans la campagne de Rome, que la lithographie a popularisées.