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la grande Serbie, la Serbie de Douchan le Fort, puis rentrer vainqueur et ce magnifique présent à la main dans la principauté qui l’avait abandonné à ses ennemis, voilà quelles visées grandioses exaltaient l’imagination de l’exilé. C’était en 1839, au moment où la France soutenait Méhémet-Ali contre la Porte. Milosch espéra un instant que la France l’aiderait à faire dans le nord de l’empire ce que le pacha d’Égypte faisait à l’extrémité opposée. Il demanda des entrevues secrètes à M. Adolphe Billecocq, notre consul-général à Bucharest. Cette curieuse anecdote a été révélée ici même il y a dix-neuf ans par un de nos collaborateurs, M. Hippolyte Desprez, qui occupe si dignement aujourd’hui l’un des premiers postes au ministère des affaires étrangères. « Tout cela, dit M. Desprez, se passait aux heures les plus sombres de la nuit. Milosch y apportait d’autant plus de persévérance et de ténacité que l’agent français y avait dû mettre d’abord plus de défiance. Le prince exilé déployait dans ces entrevues tout ce que son éloquence orientale savait emprunter d’argumens spécieux et de pensées caressantes. Capable de s’émouvoir et surtout de paraître ému, il développait ses plans avec cette chaleur qui, chez les Orientaux, est souvent le voile de la finesse. Il parlait abondamment des sentimens et des forces politiques qui s’éveillaient dès lors au sein des trois grandes puissances slaves de Serbie, de Bulgarie et de Bosnie, entremêlant au tableau des vertus guerrières de ces peuples ce que lui-même avait fait naguère d’expéditions hasardeuses à l’aide de leurs bras. D’ailleurs il n’oubliait pas la mise en scène. Lorsqu’il pensa que ces entrevues pouvaient être moins mystérieuses sans inconvénient, il y fit quelquefois intervenir sa dévouée et digne compagne, la princesse Lioubitza, « celle qui plus d’une fois, disait-il, entourée de ses femmes, avait tenu pendant les engagemens nocturnes des Serbes contre les Turcs les torches qui devaient servir de signaux de ralliement à l’armée serbe. » Or quelle était la conclusion de tous ces discours ? Invariablement cette pensée que, si la France y voulait consentir, Milosch était prêt à prendre au sein de la Turquie d’Europe le rôle que Méhémet-Ali jouait alors avec tant d’éclat apparent dans la Turquie d’Asie[1]. » Deux ans plus tard, en 1841, M. Blanqui, traversant Vienne, où se trouvait alors le prince Milosch, eut avec lui une longue entrevue grâce à l’entremise de l’ambassadeur de France, M. le marquis de Sainte-Aulaire ; il fut stupéfait de la verve avec laquelle le proscrit parlait de son rôle à venir. Quel feu ! quelle furia ! quels flots d’éloquence

  1. Voyez, dans la Revue du 15 février 1850, les pages où M. Desprez examine la brochure du prince Michel, Milosch Obrenovitch, ou Coup d’œil sur l’histoire de la Serbie de 1815 à 1859.