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réformer. Il fallait toujours que sa volonté fût la loi. Chacun devait plier. Que cette volonté fût honnête et toujours préoccupée de l’intérêt commun, c’est fort bien sans doute ; mais ce qu’on avait supporté jadis comme une nécessité de salut, alors que le dictateur avait besoin de rassembler dans ses mains toutes les forces du pays, on trouvait dur de le subir en des conditions régulières. On raconte qu’un jour, aux bains de Banja, très peu de temps avant sa mort, le vieux prince, se promenant dans la campagne et voyant des champs mal tenus, fit venir le maître et lui dit : « Si je vois encore ton domaine en si mauvais état, je te ferai atteler toi-même à ta charrue ; tu la tireras sous le fouet. » Et sachez bien qu’il l’eût fait sans hésiter. Or il y avait déjà vingt ans que la Serbie était émancipée de ce régime despotiquement patriarcal. Pendant le long exil de Milosch, une génération nouvelle était née ; l’élite de la jeunesse serbe avait visité l’Occident ; Belgrade et Smédérévo, Kragoujevatz et Krouschevatz avaient envoyé à Vienne, à Berlin, à Paris, de jeunes esprits avides de savoir[1]. Représentez-vous leur tristesse lorsque, revenant de ces grandes écoles, ils trouvaient installés dans leur patrie les anciens momkes de Milosch, vrais barbares qui avaient tout intérêt à perpétuer le règne de la barbarie. Milosch du moins avait toujours en vue l’utilité publique ; ses lieutenans, espèces de pachas, n’appréciaient guère dans son régime que l’usage, du fouet. On peut voir là-dessus des détails significatifs dans les récits de M. Kanitz, observateur impartial, qui n’est pas suspect d’hostilité à l’égard de la dynastie de Milosch. M. Kanitz a visité la Serbie en 1859 avec un de ces agens de l’ancien régime dictatorial, un de ces momkes dévoués à Milosch et traitant les gens du peuple comme des esclaves ; le capitaine Ilja Antonievitch, si bien mis en scène par le voyageur allemand, est le type des partisans revenus au pouvoir avec Milosch, alors que la civilisation entrait à flots dans la Serbie nouvelle[2].

Heureusement cette Serbie nouvelle avait son représentant et son chef dans le fils même du vieux despote, le prince Michel. Lui aussi, comme les jeunes Serbes dont nous parlions tout à

  1. On lisait l’an dernier dans un recueil allemand : « Près des tombeaux de Fichte et de Hegel, dans le vieux cimetière des communes Friederichswerder et Dorotheenstad à Berlin, se trouve le tombeau d’un Jeune Serbe avec cette inscription en serbe et en allemand : « Ci git la dépouille mortelle d’un jeune homme venu de Serbie à Berlin pour y satisfaire sa soif de science dans les hautes écoles, et qui a succombé à l’âpreté du climat. C’est une consolation pour ses condisciples, pour toute la jeunesse studieuse de son pays natal, de savoir qu’il repose auprès des plus grands penseurs de l’Allemagne. » Voyez Magazin für die Literatur des Auslandes. Berlin, 4 juillet 1868.
  2. Serbien. Historisch-ethnographische Reisestudien aus den Jahren 1859-1868, von F. Kanitz. Leipzig 1868, p. 236-245.