Page:Revue des Deux Mondes - 1869 - tome 81.djvu/410

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aux envoyés de Sélim dès le début des guerres de l’indépendance : « vous demandez nos armes, venez les prendre ! » Le mémorandum devenait un ultimatum. Ce fut le dernier acte de Milosch ; un mois après, le 26 septembre, il s’éteignait, âgé de quatre-vingts ans.

La mort du prince Milosch est une date importante dans l’histoire de la Serbie. L’époque héroïque est finie, l’époque libérale commence. Bien que cette dernière ait déjà réalisé de grandes choses, elle est encore trop voisine de nous pour qu’il soit possible de la juger équitablement dans un tableau d’ensemble. La disparition de ce puissant personnage marquera donc aujourd’hui le terme de nos études. C’est maintenant aux acteurs mêmes du drame, aux publicistes qui l’ont suivi de scène en scène, aux voyageurs qui en ont recueilli les traces, c’est enfin aux investigateurs plus rapprochés que nous et des lieux et des hommes qu’il appartient de rassembler les documens en vue de l’histoire à venir. Les réformes législatives du prince Michel, les conflits nouveaux provoqués par la présence illégale des Ottomans en Serbie, le bombardement de Belgrade par la garnison turque (1862), la restitution des forteresses à la principauté par la sultan Abdul-Aziz (1867), l’organisation de la milice, l’idée toujours plus populaire de reconstituer la grande Serbie, enfin l’assassinat du prince à Topchidéré (10 juin 1868) et en ce moment même le procès de l’ancien souverain, Alexandre Kara-Georgevitch, accusé de complicité dans le meurtre, voilà bien des sujets qui méritent une sérieuse enquête. Bornons-nous à résumer ce qu’un demi-siècle de luttes et d’épreuves a produit pour la nation serbe, indiquons aussi en peu de mots ce qui lui reste encore à conquérir.

Affranchi par Kara-George et ses compagnons dans une série de campagnes héroïques, le peuple serbe, après le traité de Bucharest, allait être exterminé ; Milosch le sauve, il le sauve deux fois, par la ruse d’abord, ensuite par les armes. Le libérateur de 1804 était une grande figure malgré sa sauvagerie ; plus grand encore est le libérateur de 1815, car il arrache ses frères à une mort certaine, et toujours à l’œuvre, toujours sur la brèche, aussi habile que résolu, il transforme cette province en une principauté indépendante, que la Turquie et la Russie, diversement jalouses, sont obligées de respecter. Il n’y a guère là qu’un million d’hommes ; qu’importe ? Le poète l’a dit :

Dieu n’a pas fait les peuples au compas.
L’âme est tout ; quel que soit l’immense flot qu’il roule,
Un grand peuple sans âme est une vaste foule.
Du sol qui l’enfanta la sainte passion
D’un essaim de pasteurs fait une nation.