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même temps qu’Elliot pouvait dire : « Il doit y avoir grand gala à Schönhausen ce soir. J’ai vu une vieille lampe allumée dans l’escalier. »

Ils étaient loin aussi, ces jours Milans de Potsdam, dont, au plus fort de son irritation contre Frédéric, Voltaire parlait parfois avec regret, et ces petits soupers durant lesquels un feu croisé de reparties s’échangeait entre ces deux rois, dont aucun ne pouvait souffrir de rival. Un temps bien long s’était écoulé depuis que Voltaire et Frédéric, également las l’un de l’autre, s’étaient séparés, on sait avec quel éclat, si long qu’ils s’étaient même réconciliés depuis, et que, peu après l’arrivée d’Elliot à Berlin, Frédéric jugeait convenable ou plaisant de faire célébrer une messe pour le repos de l’âme de Voltaire. C’était en vain que, cherchant à combler le vide laissé par Voltaire à sa cour, Frédéric avait pressé d’Alembert de remplacer Maupertuis à la tête de l’académie de Berlin. D’Alembert, un instant séduit, fasciné, n’avait pu se résoudre à abandonner définitivement le petit entre-sol de Mlle de Lespinasse pour entrer en possession de cet héritage lointain, C’était vainement aussi qu’il avait offert à Rousseau une petite maison près de Schönhausen, « avec un jardin et un pré, de quoi nourrir une vache et quelques volailles. » Rousseau avait répondu à ses offres par cette boutade de fierté républicaine : « vous me parlez de liberté ; oubliez-vous donc que vous êtes roi et que vous avez une épée ? » D’un autre côté, comme les goûts et l’on peut dire les manies littéraires de Frédéric ne l’avaient pas abandonné, il vieillissait entouré d’écrivains ou de savans de second ordre, qu’il prenait plaisir à écraser de sa supériorité. « Les anciens amis de Frédéric avaient disparu de ce monde les uns après les autres, nous dit Thiébault dans ses mémoires sur la cour de Berlin. Il n’était entouré que de souvenirs, et n’avait plus que la société de quelques plastrons, sur lesquels il avait usé tous ses bons mots depuis longtemps, et celle de quelques anciens serviteurs, moins intéressans par eux-mêmes que par les souvenirs que leur présence semblait rappeler. » Dans quelle catégorie faut-il ranger Thiébault, dont les mémoires vont nous être d’un fréquent secours, Thiébault que, dans son histoire de Frédéric, Carlyle traite tout uniment de stupide, et. que M. Sainte-Beuve, moins dédaigneux avec plus de droits de l’être, qualifie d’estimable et de bon grammairien ? Ancien serviteur ? il n’y pouvait prétendre ; plastron ? il ne paraît pas qu’il se soit jamais abaissé jusqu’à ce rôle. Occupait-il donc une place à part ? Oui, il faut bien le dire, celui qu’on pourrait appeler d’un commun accord l’insignifiant Thiébault fut l’oracle littéraire de la cour durant les dernières années de Frédéric le Grand. C’est avec