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imbécile a gouverné despotiquement le Danemark pendant plus de vingt années sans que le secret de sa démence ait été ouvertement connu par d’autres que par ses familiers. Les historiens, qui font volontiers de lui un monstre, attribuent le désordre de ses facultés aux excès dans lesquels il se jeta dès son plus jeune âge. La vérité est que l’intelligence de ce malheureux, plus digne de pitié que de haine, était profondément altérée bien avant qu’il ne fût parvenu à l’âge de mal faire. On ne peut conserver aucun doute sur ce point quand on a lu les mémoires de Reverdil, de ce Suisse honnête, ancien précepteur de Christian, dont Voltaire disait : On peut avoir autant d’esprit que Reverdil, mais pas davantage. La pitié saisit quand on lit dans ces mémoires les détails de l’éducation qui fut donnée à Christian VII. Il avait pour gouverneur un certain comte de Reventlow, homme fantasque et bizarre, qui, s’étant avisé de demander à Rousseau de composer une série d’instructions en vers à l’usage du jeune prince, s’attira de lui cette réponse hautaine, « que, n’ayant pas fait de vers depuis longtemps, il avait complètement oublié cette petite mécanique, et que d’ailleurs il n’avait point l’art de mettre en chansons ce qu’il fallait dire aux princes. » M. de Reventlow croyait probablement se conformer aux préceptes que lui aurait donnés Rousseau en surchargeant de travail son malheureux élève, en l’accablant de coups et de mauvais traitemens, de même qu’il se flattait d’abaisser son orgueil en l’appelant sa royale poupée. Cette éducation à l’Emile pratiquée par un Scandinave n’avait pas seulement fait de Christian VII un enfant maladif et sournois, elle avait porté atteinte à son intelligence débile et développé en lui les germes d’une folie précoce. L’esprit troublé par une croyance superstitieuse qu’il avait puisée dans les légendes de la féerie allemande, ce malheureux prince s’était imaginé qu’avec le temps son corps acquerrait la dureté du diamant, et qu’une fois arrivé à ce bienheureux état il deviendrait insensible aux coups de verges qui formaient le principal moyen d’éducation du comte de Reventlow. Dans cette persuasion, il tâtait fréquemment sa personne pour s’assurer « s’il avançait vers la dureté. » En même temps, par un instinct de révolte contre les formalités de l’étiquette dont on opprimait son enfance et contre la morgue empesée des courtisans qui l’environnaient, il caressait un certain idéal de vie libre, gaie, brillante, que dans son langage incohérent il désignait par ces mots : être leste. Être dur, être leste, voilà quelles étaient les préoccupations quotidiennes du prince qui, en 1766, à l’âge de dix-neuf ans, devait être appelé à monter inopinément sur le trône de Danemark. Devenu l’époux de la sœur de George III, de la belle et gracieuse Caroline-Mathilde, dont il s’était follement épris sur la vue de son