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ses défauts dans un jour fâcheux. MM. de Goncourt en ont fait l’expérience. Ils ont été pris du désir de dépeindre à leur façon la ville éternelle. Jusque-là rien de mieux. L’entreprise rentrait parfaitement dans leurs aptitudes ; mais voilà qu’à ce projet fort sensé ils en adjoignent un autre qui gâte tout. Ils ont l’ambition d’écrire, eux aussi, un traité sur l’action des milieux, sur les rapports du physique et du moral. Pour montrer combien ils ont eu tort d’obéir à cette inspiration, il suffit de résumer en quatre mots le récit qui sert de cadre et de prétexte à cette petite dissertation d’histoire naturelle.

La théorie des influences du milieu est fort à la mode et on ne peut plus propice à la description. On conçoit qu’elle tente beaucoup de gens. Seulement il ne faut pas en attendre plus qu’elle ne peut donner. Dans le cas présent, il se trouve que la poésie grave des ruines, les aspects désolés et superbes de la campagne romaine, la contemplation assidue de chefs-d’œuvre de tous les temps, les pompes de la semaine sainte à Saint-Pierre, toutes ces impressions tombant dans une intelligence élevée et ferme, aboutissent à quoi ? à jeter Mme Gervaisais dans une dévotion étroite, extatique et maniaque. Certes nous avons vu l’action du milieu se prêter à l’explication de phénomènes bien bizarres ; elle ne saurait pourtant rendre raison d’un changement pareil. Il faut pour qu’il devienne plausible avoir recours à quelque chose de plus radical. La physiologie fournit à cet égard des ressources presque illimitées. Les malades sont, paraît-il, dispensés de logique. Leur intelligence et leur volonté dépendent uniquement des variations que subit leur organisme. Le procédé.est sommaire. Va-t-il mettre MM. Edmond et Jules de Goncourt à l’aise, va-t-il leur permettre d’obtenir ce minimum de vraisemblance dont on n’a pu encore supprimer la nécessité dans une fiction destinée à intéresser les lecteurs ? Nullement ; les contradictions de la conduite de Mme Gervaisais en arrivent à déconcerter même ses intrépides historiographes. Ils font appel alors à « une action inobservée, voilée, jusqu’ici ignorée de la médecine, et dont un grand physiologiste de ce temps travaille en ce moment à pénétrer le mystère. » Tranchons le mot, ils se réclament de la médecine de l’avenir. Le grand physiologiste dont il est ici question ne peut manquer de devenir la providence des conteurs dans l’embarras. Rien de plus aisé désormais que de se tirer galamment d’une histoire mal engagée. Si la manière dont vous avez posé vos personnages vous gêne, vous n’avez qu’à les changer de la tête aux pieds. L’opération sera très simple dès qu’on aura démontré que dans certaines affections la tête « se vide, pour ainsi dire, des notions et des acquisitions des années vécues. »

Une affection de ce genre amène d’abord Mme Gervaisais « sur cette lisière à peine définissable qui sépare la vie illuminative de cette vie unitive qu’on pourrait appeler le grand toujours de l’âme en Dieu. » Ceci signifie que Mme Gervaisais s’élève à une exaltation de ferveur farouche.