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Le véritable musée de Leyde, c’est la salle du sénat à l’académie, galerie de portraits qui mérite le nom de collection historique par le grand nombre de noms illustres qui s’y trouvent réunis. Si vous avez jamais pu douter que le visage de l’homme est le parfait miroir de son âme, ne manquez pas, quand vous serez en Hollande, d’aller rendre visite aux deux sénats académiques de Leyde et d’Utrecht, et puis comparez les impressions que vous aurez éprouvées. Tous les professeurs d’Utrecht morts sans célébrité ou bien en possession d’une renommée des plus modestes ont d’honnêtes et décentes physionomies, sans autre caractère que cette distinction légèrement banale qui résulte des habitudes d’une bonne tenue, et qu’on a le droit d’exiger de quiconque exerce certaines fonctions. A Leyde, quelle différence ! Le sénat d’Utrecht nous fait assister à une procession d’ombres officielles, le sénat de Leyde à une réunion d’hommes vivans. Chez ceux-ci visiblement, la vie intellectuelle a été intense, passionnée, sérieuse, enthousiaste, et la nature les a récompensés en gravant sur chacun de leurs visages la marque d’une âme originale. Entre eux et leurs confrères d’Utrecht, il y a la même différence qui sépare un moine mystique d’un marguillier, et un abbé mitre d’un membre de. conseil de fabrique. Ce sont des savans pour tout de bon, et non des messieurs qui ont rempli des charges honorables, Celui-ci a aimé la science comme une maîtresse, source de voluptés profondes ; celui-là l’a respectée comme une matrone légitime chargée de continuer la chaîne morale qui relie les différentes générations des hommes ; cet autre l’a adorée comme une religion. Tous ont des visages pleins de caractère, et quelques-uns même sont extrêmement jolis. En écrivant ce dernier mot, j’ai surtout présent à l’esprit l’élégante et noble figure de S’Gravesande, l’ami de Newton, figure si bien faite pour attirer l’attention d’autres muses que celle de la philosophie naturelle, et qu’Euterpe et Terpsichore elles-mêmes auraient pu regarder avec intérêt. Aussi que d’hommes illustres.ont professé ici depuis Juste Lipse jusqu’à Boerhaave ! Gomar et Arminius sont là, chacun avec la physionomie de ses doctrines. Le visage de l’érudit Runhkenius possède un caractère de solidité bourgeoise dont le portrait de M. Bertin, par M. Ingres, peut seul donner une idée lointaine (en faisant abstraction de la beauté des traits toutefois). En contemplant ce visage robuste et bien d’aplomb, on pense à une sorte de savant à l’ancienne mode, d’une érudition invincible, riche d’un arsenal comble de faits, de textes, d’opinions, et tout prêt à écraser n’importe quel adversaire sous une grêle de citations. Tout autre est Albert Schultens, le créateur de la philologie comparée, visage blême, maladif, pensif, un peu triste ; on dirait, tant la faiblesse et la finesse sont parfaitement unies, un homme qui porte une idée dont le poids l’accable.