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Ce caractère singulier de la Leçon d’anatomie nous conduit à une observation fort importante, et qui semble avoir échappé jusqu’à présent à l’attention générale. Les figures de Rembrandt sont toutes des figures modernes, et que nous pourrions sans aucun effort prendre pour nos contemporaines ; c’est un fait digne de remarque, car il est, je crois, le seul peintre qui présente ce phénomène. Lorsque nous contemplons les portraits d’Holbein, de Léonard ou du Titien, ces visages nous frappent comme appartenant à un genre de beauté complètement disparu, et dont nous ne trouverions pas l’analogue parmi nous. Nous avons tous pu observer d’ailleurs, en contemplant des collections de portraits, que les formes du visage humain semblent changer avec les siècles, comme si la nature elle-même obéissait à je ne sais quelles lois de la mode décrétées par les puissances de l’être. Les visages du XVIe siècle sont pleins de vie et de passion, fréquemment excentriques et originaux, toujours marqués d’un trait profond ; les visages du XVIIe siècle sont pleins, forts, nobles, sans agitation, bien d’aplomb et indiquant des âmes en parfait équilibre ; ceux du XVIIIe sont turbulens, inquiets, curieux. Eh bien ! rien de pareil ne se découvre chez Rembrandt ; ses personnages appartiennent à notre époque autant qu’au XVIIe siècle, dont ils n’ont que le costume. Les arquebusiers de la Ronde de nuit, dépouillés de leurs panaches et de leurs pourpoints, vous présenteront exactement les visages de nos rues et de nos assemblées. De tous les peintres, Rembrandt est le seul qui nous révèle cette sorte d’identité du visage humain, qui nous dise clairement que les traits de l’homme sont et demeurent toujours les mêmes en dépit des différences superficielles de la civilisation aux diverses époques. C’est encore là un des traits démocratiques de son génie. L’admirable tableau des Syndics des drapiers qui se voit à la Trippenhuys d’Amsterdam est peut-être l’exemple le plus mémorable de cette singularité : ce sont figures de notre connaissance la plus intime. Ce sérieux qui distingue les plus âgés des syndics, c’est exactement le même qui distingue de nos jours les hommes qui portent le souci des affaires, souci qui ne marque pas le visage d’un caractère tragique, comme celui de la guerre ou de la responsabilité politique, mais qui le revêt d’une expression pensive où se combinent la prudence et l’attention. Ce sourire si fin, vraie merveille du pinceau, qui glisse entre les lèvres du plus jeune des syndics comme l’éclair d’une âme ironique et légèrement méprisante, c’est le même qui distingue aujourd’hui tel ou tel jeune bourgeois fort de sa fortune et de sa position bien assise. A quoi tient ce singulier caractère de Rembrandt ? Je crois qu’il faut l’attribuer principalement à une excessive