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l’Espagne, de l’Autriche, de Louis XIV, de Napoléon ? est-ce que leur caractère complexe ne les a pas rendues le champ de bataille de l’Europe toutes les fois que la guerre s’est allumée ? Et de tous ces peuples que Charles médita de grouper sous son empire, combien en est-il d’ailleurs qui aient conservé leur indépendance ? L’Alsace et la Lorraine ont disparu, et ce n’est que de nos jours que la Belgique est parvenue à se former en royaume dont plusieurs prétendent l’existence précaire. La Hollande seule s’est préservée de l’Espagne et de Louis XIV, grâce au courage de ses habitans, mais grâce aussi et surtout à la configuration bizarre de son sol et à la protection de la mer, qui la menace dans la paix et la sauve dans la guerre. Oui, la Hollande accomplit des miracles d’énergie pour assurer son indépendance ; mais ces miracles, je doute fort qu’elle se fût souciée de les réaliser, si au lieu d’être conviée à une soumission contre nature, elle avait été conviée à un rapprochement de famille avec des populations sœurs. Quant à la républicaine Suisse, qui dans ces antiques guerres gagna si bien la partie à la fois pour le roi de France et l’empereur d’Allemagne, combien de temps croyez-vous qu’il s’écoulera avant que la France ait la fantaisie d’étendre son bras plus loin que Lyon, et que les Allemands, amateurs bien connus de la nature et des arts, aient envie d’aller contempler à Schaffouse la chute de leur père Rhin ? Pauvre Charles ! pauvre prince calomnié ! ton ambition fut juste et noble, et ton entreprise parfaitement rationnelle, sinon raisonnable, et cependant elle fut vraiment téméraire. La seule nationalité que ces peuples pussent lui opposer, le moyen âge la leur avait donnée. Le hasard voulut que toutes les populations soumises à son pouvoir ou but de son ambition fussent précisément celles en qui vivaient le plus fortement l’esprit de fractionnement du moyen âge, les franchises municipales, les habitudes d’autonomie nées à l’ombre de la féodalité, et c’est contre cet esprit que Charles vint se briser. Il devait infailliblement périr ; mais à la distance où nous sommes de cette époque, nous pouvons voir aisément ce que l’Europe perd aujourd’hui à l’insuccès de son entreprise. Cet esprit d’indépendance qui les sauva il y a trois siècles existe toujours nominalement parmi ces peuples ; pensez-vous qu’il serait assez fort pour les sauver cette fois des entreprises de nouveaux Charles ? et si ces nouveaux Charles se présentaient, croyez-vous qu’ils courraient d’aussi grands risques que le premier de remporter pour toute gloire le nom de téméraires ?


EMILE MONTEGUT.