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coupables, car je vois qu’en 1868 on a arrêté à Paris 7 architectes, 3 avocats, 1 notaire, 36 individus prenant la qualification d’hommes de lettres, 15 ingénieurs, 66 instituteurs, 1 facteur à la poste, 21 pharmaciens et 5 sages-femmes. En lisant ces longues listes minutieusement préparées, et où toutes les classes de la société semblent s’être donné rendez-vous pour affirmer leur immoralité, on se rappelle involontairement le mot du duc de La Feuillade : « il n’y a si bonne famille qui n’ait son pendu. »

Ces soldats de la débauche et du crime ne sont pas toujours sur pied, et de même qu’ils ont leurs cafés, leurs cabarets et leurs bals, ils ont des lieux où ils vont faire halte et dormir. Beaucoup d’entre eux sont dans leurs meubles, comme on dit, ou logent chez ces pauvres créatures perdues, tombées au plus bas dans l’égout social, et qu’ils nomment leurs ouvrières, car elles travaillent, — et quel effroyable labeur ! — pour les faire vivre. Ceux-là sont les plus heureux, et excitent l’envie de leurs compagnons, qui pour la plupart sont sans domicile. Lorsque les nuits sont âpres ou pluvieuses et qu’ils ont quelque monnaie en poche, ils vont demander asile à ces auberges de dernier ordre qu’on appelle des garnis à la nuit. Rien ne peut rendre l’aspect repoussant et l’odeur nauséabonde de ces taudis. Dans ma vie de voyageur, sur les bords de la Mer-Rouge, chez les Arabes ababdehs du désert, sous la tente des Bédouins de la Cœlé-Syrie, dans les bourgades de l’Asie-Mineure, j’ai couché dans bien des gîtes horribles, sales et grouillant de vermine ; mais jamais je n’ai rien vu de semblable à ces bouges aux heures de la nuit. L’imagination des logeurs est inépuisable quand il s’agit de faire trois ou quatre chambres avec une seule, d’établir des refends dans des corridors, d’empiéter sur les paliers ou d’établir des gîtes précisément sous les toits, dans des réduits si bas, si resserrés, qu’on ne peut y pénétrer qu’en rampant. Les escaliers descellés, les vitres absentes, les larges fentes qui bâillent dans les murs, donnent à ces masures l’apparence d’une ruine. Ni quinquet ni lumière : on marche à tâtons au milieu d’une lourde atmosphère où se combinent, dans une odeur insupportable, l’humidité des murs, les chandelles éteintes, la lie de vin mal cuvée et la sueur humaine. Sur un matelas d’où la laine s’échappe, mêlée à des copeaux, un paquet de guenilles est roulé dans un coin ; on le pousse, il s’agite, il se lève ; c’est un homme, et l’on recule effrayé de voir qu’une créature vivante peut respirer dans cet air empesté. Ah ! qu’on comprend mieux alors ceux qui, fuyant l’horreur de pareils abris, vont dormir à la belle étoile, au hasard de la pluie qui peut tomber ou de la ronde de police qui peut survenir ! Tout n’est pas rose cependant pour ceux qui couchent dans les massifs des