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sont si touchantes, écrit le marquis, qu’il nous est difficile, à la marquise et à moi, d’y résister… Il est impossible de laisser pénétrer personne auprès d’elle, car elle persuaderait tout le monde… Ses plaintes m’inspirèrent une grande compassion… Ses discours pourraient attendrir des pierres, » « Après que j’ai eu écrit ma dernière lettre à votre majesté, continue-t-il, son altesse m’a fait appeler deux fois. Elle m’a prié d’écrire au roi son maître (Ferdinand mort) qu’elle ne peut plus supporter la vie qu’elle mène, et qu’il y a bien longtemps qu’elle est ici captive et enfermée. Comme elle est sa fille, il devrait, dit-elle, lui montrer de l’affection et la mieux traiter. La simple raison exige qu’elle vive à un endroit où elle puisse apprendre quelque chose de ses propres affaires. » Le marquis essaie de la calmer, et Jeanne lui répond impérieusement qu’elle « ne lui communique ses plaintes que pour soulager son cœur, et que c’est non de conseils, mais de sa fille qu’elle a besoin. Elle s’est plainte aussi, ajoute le rapporteur, de ce que l’on a renvoyé l’infant[1], car depuis la mort du roi son maître (Philippe) elle n’a d’autre consolation que lui et l’infante… Il est maintenant en Flandre, et, quoique ce soit un meilleur pays que l’Espagne, je voudrais pourtant avoir mon fils dans mon voisinage, et je crains toujours que là-bas ils ne lui donnent quelque chose pour le tuer. A cet égard, elle manifeste mille appréhensions. » Était-ce bien surprenant de la part de la fille de Ferdinand ? « Depuis quelques jours, elle est très inquiète de l’infante et l’appelle à tout instant. Je lui ai demandé pourquoi elle faisait cela. Elle a répondu : J’ai peur que le roi mon maître (Ferdinand) ne la sépare de moi, comme il a déjà fait de l’infant ; mais je vous donne ma parole que, si cela devait jamais arriver, je me jetterais par la fenêtre ou me tuerais d’un coup de couteau. » Voilà ce que l’on mettait sous les yeux de Charles-Quint ! Voilà les plaintes qu’un fils eut le courage de repousser, parce qu’il était enrôlé au service de ce que l’on appelle une grande cause !

Qu’on ne se méprenne pas sur notre pensée. Nous croyons avoir prouvé que Jeanne, ne déraisonnant jamais, ne nourrissant aucune idée fixe, ne se livrant jamais à des actes de violence, n’était point folle dans le vrai sens du mot. Nous admettons cependant que Charles et son confident ont cru à cette folie, bien qu’ils n’y fassent jamais allusion dans leur correspondance. Ils ont vu peut-être une véritable aliénation mentale dans l’humeur fantasque de Jeanne, dans ses répugnances à remplir les pratiques du culte dans son

  1. Ferdinand, frère cadet de Charles. On voit par là que ce prince était resté à Tordesillas avec sa sœur Catalina au moins jusqu’à l’âge de quinze ans. Tout ce qu’on dit à la reine de lui et de sa sœur Éléonor est complètement faux.