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traitaient avec tant de morgue le peuple espagnol ; en attendant que celui-ci prît sa sanglante revanche ? La reine, presque hérétique, très tolérante certainement, n’eût-elle pas mis un terme à l’épouvantable oppression religieuse qui désolait la Péninsule, plus peuplée alors de protestans que l’Allemagne elle-même, et où les exploits d’Hadrien, le précepteur de Charles, faisaient pâlir les hauts faits de Torquemada, le directeur de conscience d’Isabelle ? La veille déjà de la prise de Tordesillas, Bernardino de Castro, le corregidor de la ville, avait réussi à pénétrer auprès de la reine, et l’avait informée « de beaucoup de choses qui étaient arrivées depuis la mort de son père, le roi catholique. » Il ne fut pas plus heureux dans ses instances pour obtenir un ordre d’ouvrir les portes de la forteresse à l’armée populaire que ne l’avait été Dénia pour obtenir un mandat contraire. Jeanne ne voulait rien faire avant d’avoir consulté des membres du conseil privé. Le lendemain, le peuple, maître de la ville, occupa le palais de Jeanne. On renvoya aussitôt le marquis de Dénia ainsi que toutes les femmes de surveillance, à l’exception d’une seule ; puis on instruisit le procès de la reine ou, pour mieux dire, l’enquête sur son état mental. Charles-Quint eut soin sans doute de faire brûler les dépositions, on ne les retrouve plus ; mais Hadrien, le futur souverain pontife, alors cardinal de Tortosa et. un des vice-rois d’Espagne, en transmettait exactement à son maître le résumé. Ce résumé est très fidèle, et l’ancien professeur de Louvain y semble presque partager le sentiment des témoins, lui qui, trois mois après, quand la cause de Jeanne semble perdue, n’a que du mépris pour ceux qui doutent de sa folie. « Presque tous les serviteurs et officiers de la reine, écrit-il le 4 septembre 1520, déclarent que son altesse est traitée injustement, et qu’elle a été retenue de force pendant quatorze ans dans cette forteresse, sous le prétexte que sa raison est troublée, tandis qu’en réalité elle a toujours été aussi raisonnable et de bon sens qu’au commencement de son mariage. » — « Il s’agit non plus d’une perte d’argent, écrit-il plus loin, mais de la ruine complète et permanente, car votre altesse a usurpé le titre royal et a tenu captive de force la reine, qui est tout à fait sensée, sous prétexte qu’elle est folle, — voilà ce qu’on prétend. » Ces mots ne sont point isolés ; ils se répètent dans chaque lettre. Tous, avoue-t-il, la tiennent « pour aussi capable de régner que sa mère Isabelle….. Ils disent déjà qu’elle ne peut pas faire moins que votre altesse, excepté qu’elle ne signe pas de sa propre main, car cela, ils n’ont pu l’obtenir. » Le cardinal, qui suspecte naturellement la bonne foi des rebelles, ne peut nier que Jeanne a répondu « avec intelligence à certains égards, quoiqu’elle ait ajouté des choses dont il est aisé d’inférer qu’elle