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à la tête énorme. Quelques-uns se défiaient et simulaient des combats singuliers ; d’autres dansaient, et armés de lances en bambou, abrités derrière des boucliers allongés dont une des pointes était enfoncée en terre, se menaçaient. Des groupes où les deux sexes étaient mélangés se livraient, sans souci de leurs compagnons, à des ébats moins dangereux. Mon capitaine, réveillé lui-même en sursaut par la soudaineté des feux, vint me rejoindre sur la dunette, et j’appris de lui que nous avions devant les yeux de véritables sauvages, désignés aux Philippines sous le nom de Negritos. Les bûchers autour desquels je les voyais s’ébattre non-seulement les garantissaient de l’humidité des nuits, mais leur fournissaient encore la couche de cendre épaisse dont ils se couvrent le corps pour se préserver des moustiques. Je remarquai en effet qu’à l’endroit où un feu s’éteignait, les danses et les combats cessaient ; nul doute, comme l’avait dit Perpetuo, que, roulés dans les cendres, les Negritos ne goûtassent le repos à l’abri de ce singulier moustiquaire.

Les anthropologistes placent ces sauvages dans le rameau alfourou-endémène. J’ai vu plusieurs de ceux-ci dans le cours de mes voyages, et je les ai trouvés toujours de taille fort petite, avec les cheveux courts, moins frisés que ceux des nègres, le nez épaté, les lèvres grosses et la couleur des noirs du Sennaar. Ils vivent sur les montagnes inaccessibles des terres polynésiennes et principalement aux Moluques et aux îles Philippines. Ce sont les aborigènes de l’Océanie, selon toute probabilité ; les Asiatiques, en se mêlant à eux, ont fourni les différentes races qui occupent le littoral des possessions espagnoles, et qui sont connues sous les noms de Tagales, Illanos, Pampangos et Cebuanos. Plusieurs moines espagnols, envoyés en mission auprès de ces nègres lilliputiens, m’ont assuré n’avoir jamais pu découvrir dans leurs mœurs et dans leur langage aucune trace de culte, aucun soupçon de l’idée d’un être suprême ; jusqu’à ce jour, ils se sont refusés à toutes les tentatives faites pour les civiliser. Quoique leur caractère soit très doux, ils sont d’une méfiance extrême ; aussi ne couchent-ils jamais deux fois dans le même campement, de crainte d’y être surpris. Ils ignorent l’usage des armes à feu, dont la détonation les remplit de terreur ; ils croient, en nous voyant abattre un oiseau au vol, que nous gouvernons la foudre. Pour atteindre les cerfs et les sangliers, fort abondans dans les forêts qu’ils habitent, ils ne se servent que d’arcs et de flèches ; ces flèches, dont les pointes sont taillées en forme de harpons, ne dévient jamais du but.

Ce qui dans tous les temps a distingué ces sauvages des autres races de la Polynésie, c’est leur passion indomptable pour la liberté. Cette répulsion des Negritos pour tout ce qui pourrait les courber sous le joug ou régulariser leur existence les rendra